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puissants n'ayant aucune raison de jouer, ni les plus foibles aucun espoir de profit, c'est un bien pour tous de renoncer à ce qu'ils desirent, pour s'assurer ce qu'ils possèdent.

Considérons la consommation d'hommes d'argent, de forces de toute espèce, l'épuisement où la plus heureuse guerre jette un état quelconque, et comparons ce préjudice aux avantages qu'il en retire; nous trouverons qu'il perd souvent quand il croit gagner, et que le vainqueur, toujours plus foible qu'avant la guerre, n'a de consolation que de voir le vaincu plus affoibli que lui; encore cet avantage est-il moins réel qu'apparent, parceque la supériorité qu'on peut avoir acquise sur son adversaire, on l'a perdue en même temps contre les puissances neutres, qui, sans changer d'état, se fortifient, par rapport à nous, de tout notre affoiblissement.

Si tous les rois ne sont pas revenus encore de la folie des conquêtes, il semble au moins que les plus sages commencent à entrevoir qu'elles coûtent quelquefois plus qu'elles ne valent. Sans entrer à cet égard dans mille distinctions qui nous mèneroient trop loin, on peut dire en général qu'un prince qui, pour reculer ses frontières, perd autant de ses anciens sujets qu'il en acquiert de nouveaux, s'affoiblit en s'agrandissant, parcequ'avec un plus grand espace à défendre il n'a pas plus de défenseurs. Or, on ne peut ignorer que, par la manière dont la guerre se fait aujourd'hui, la moindre dépopulation

qu'elle produit est celle qui se fait dans les armées : c'est bien là la perte ápparente et sensible; mais il s'en fait en même temps dans tout l'état une plus grave et plus irréparable que celle des hommes qui meurent, par ceux qui ne naissent pas, par l'augmentation des impôts, par l'interruption du commerce, par la désertion des campagnes, par l'abandon de l'agriculture : ce mal, qu'on n'aperçoit point d'abord, se fait sentir cruellement dans la suite; et c'est alors qu'on est étonné d'être si foible, pour s'être rendu si puissant.

Ce qui rend encore les conquêtes moins intéressantes, c'est qu'on sait maintenant par quels moyens on peut doubler et tripler sa puissance, non seulement sans étendre son territoire, mais quelquefois en le resserrant, comme fit très sagement l'empereur Adrien. On sait que ce sont les hommes seuls qui font la force des rois; et c'est une proposition qui découle de ce que je viens de dire, que de deux états qui nourrissent le même nombre d'habitants, celui qui occupe une moindre étendue de terre est réellement le plus puissant. C'est donc par de bonnes lois, par une sage police, par de grandes vues économiques, qu'un souverain judicieux est sûr d'augmenter ses forces sans rien donner au hasard. Les véritables conquêtes qu'il fait sur ses voisins sont les établissements plus utiles qu'il forme dans ses états; et tous les sujets de plus qui lui naissent sont autant d'ennemis qu'il tue.

Il ne faut point m'objecter ici que je prouve trop, en ce que, si les choses étoient comme je les représente, chacun ayant un véritable intérêt de ne pas entrer en guerre, et les intérêts particuliers s'unissant à l'intérêt commun pour maintenir la paix, cette paix devroit s'établir d'elle-même et durer toujours sans aucune confédération. Ce seroit faire un fort mauvais raisonnement dans la présente constitution; car, quoiqu'il fût beaucoup meilleur pour tous d'être toujours en paix, le défaut commun de sûreté à cet égard fait que chacun, ne pouvant s'assurer d'éviter la guerre, tâche au moins de la commencer à son avantage quand l'occasion le favorise, et de prévenir un voisin qui ne manqueroit pas de le prévenir à son tour dans l'occasion contraire; de sorte que beaucoup de guerres, même offensives, sont d'injustes précautions pour mettre en sûreté son propre bien, plutôt que des moyens d'usurper celui des autres. Quelque salutaires que puissent être généralement les maximes du bien public, il est certain qu'à ne considérer que l'objet qu'on regarde en politique, et souvent même en morale, elles deviennent pernicieuses à celui qui s'obstine à les pratiquer avec tout le monde quand personne ne les pratique avec lui.

Je n'ai rien à dire sur l'appareil des armes, parceque, destitué de fondements solides, soit de crainte, soit d'espérance, cet appareil est un jeu d'enfants, et que les rois ne doivent point

avoir de poupées. Je ne dis rien non plus de la gloire des conquérants, parceque, s'il y avoit quelques monstres qui s'affligeassent uniquement pour n'avoir personne à massacrer, il ne faudroit point leur parler raison, mais leur ôter les moyens d'exercer leur rage meurtrière. La garantie de l'article troisième ayant prévenu toutes solides raisons de guerre, on ne sauroit avoir de motif de l'allumer contre autrui qui ne puisse en fournir autant à autrui contre nous-mêmes; et c'est gagner beaucoup que de s'affranchir d'un risque où chacun est seul contre

tous.

Quant à la dépendance où chacun sera du tribunal commun, il est très clair qu'elle ne diminuera rien des droits de la souveraineté, mais les affermira, au contraire, et les rendra plus assurés par l'article troisième, en garantissant à chacun, non seulement ses états contre toute invasion étrangère, mais encore son autorité contre toute rebellion de ses sujets. Ainsi les princes n'en seront pas moins absolus, et leur couronne en sera plus assurée; de sorte qu'en se soumettant au jugement de la diéte dans leurs démêlés d'égal à égal, et s'ôtant le dangereux pouvoir de s'emparer du bien d'autrui, ils ne font que s'assurer de leurs véritables droits et renoncer à ceux qu'ils n'ont pas. D'ailleurs il y a bien de la différence entre dépendre d'autrui ou seulement d'un corps dont on est membre et dont chacun est chef à son tour; car, en ce der

nier cas, oh ne fait qu'assurer sa liberté par les garants qu'on lui donne; elle s'aliéneroit dans les mains d'un maître, mais elle s'affermit dans celles des associés. Ceci se confirme par l'exemple du corps germanique; car bien que la souveraineté de ses membres soit altérée à bien des égards par sa constitution, et qu'ils soient par conséquent dans un cas moins favorable que ne seroient ceux du corps européen, il n'y en a pourtant pas un seul, quelque jaloux qu'il soit de son autorité, qui voulût, quand il le pourroit, s'assurer une indépendance absolue en se détachant de l'empire.

Remarquez de plus que le corps germanique ayant un chef permanent, l'autorité de ce chef doit nécessairement tendre sans cesse à l'usurpation; ce qui ne peut arriver de même dans la diéte européenne, où la présidence doit être alternative et sans égard à l'inégalité de puissance.

A toutes ces considérations il s'en joint une autre bien plus importante encore pour des gens aussi avides d'argent que le sont toujours les princes; c'est une grande facilité de plus d'en avoir beaucoup par tous les avantages qui résulteront pour leurs peuples et pour eux d'une paix continuelle, et par l'excessive dépense qu'épargne la réforme de l'état militaire, de ces multitudes de forteresses et de cette énorme quantité de troupes qui absorbe leurs revenus, et devient chaque jour plus à charge à leurs peuples et à eux-mêmes. Je sais qu'il ne convient pas à tous

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