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jamais l'équilibre de l'Europe ne sera rompu, qu'aucun potentat n'aura à craindre d'être détrôné par un autre, et que le traité de Westphalie sera peut-être à jamais parmi nous la base du systême politique. Ainsi le droit public, que les Allemands étudient avec tant de soin, est encore plus important qu'ils ne pensent, et n'est pas seulement le droit public germanique, mais, à certains égards, celui de toute l'Europe.

Mais si le présent systême est inébranlable, c'est en cela même qu'il est plus orageux; car il y a, entre les puissances européennes, une action et une réaction qui, sans les déplacer tout-à-fait, les tient dans une agitation continuelle ; et leurs efforts sont toujours vains et toujours renaissants, comme les flots de la mer, qui sans cesse agitent sa surface sans jamais en changer le niveau; de sorte que les peuples sont incessamment désolés sans aucun profit sensible pour les souverains.

Il me seroit aisé de déduire la même vérité des intérêts particuliers de toutes les cours de l'Europe; car je ferois voir aisément que ces intérêts se croisent de manière à tenir toutes leurs forces mutuellement en respect : mais les idées de commerce et d'argent, ayant produit une espèce de fanatisme politique, font si promptement changer les intérêts apparents de tous les princes, qu'on ne peut établir aucune maxime stable sur leurs vrais intérêts, parceque tout dépend maintenant des systêmes économiques, la plupart fort bizarres, qui passent par la tête des mi

nistres. Quoi qu'il en soit, le commerce, qui tend journellement à se mettre en équilibre, ôtant à certaines puissances l'avantage exclusif qu'elles en tiroient, leur ôte en même temps un des grands moyens qu'elles avoient de faire la loi aux autres (1).

Si j'ai insisté sur l'égale distribution de force qui résulte en Europe de la constitution actuelle, c'étoit pour en déduire une conséquence importante à l'établissement d'une association générale; car, pour former une confédération solide et durable, il faut en mettre tous les membres dans une dépendance tellement mutuelle, qu'aucun ne soit seul en état de résister à tous les autres, et que les associations particulières qui pourroient nuire à la grande y rencontrent des obstacles suffisants pour empêcher leur exécution; sans quoi la confédération seroit vaine, et chacun seroit réellement indépendant, sous une apparente sujétion. Or, si ces obstacles sont tels que j'ai dit ci-devant, maintenant que toutes les puissances sont dans une entière liberté de former entre elles des ligues et des traités offensifs,

(1) Les choses ont changé depuis que j'écrivois ceci ; mais mon principe sera toujours vrai. Il est, par exemple, très aisé de prévoir que, dans vingt ans d'ici, l'Angleterre, avec toute sa gloire, sera ruinée, et, de plus, aura perdu le reste de sa liberté. Tout le monde assure que l'agriculture fleurit dans cette ile; et moi je parie qu'elle y dépérit. Londres s'agrandit tous les jours; donc le royaume se dépeuple. Les Anglois veulent être conquérants; donc ils ne tarderont pas d'être esclaves.

qu'on juge de ce qu'ils seroient quand il y auroit une grande ligue armée, toujours prête à prévenir ceux qui voudroient entreprendre de la détruire ou de lui résister. Ceci suffit pour montrer qu'une telle association ne consisteroit pas en délibérations vaines, auxquelles chacun pût résister impunément; mais qu'il en naîtroit une puissance effective, capable de forcer les ambitieux à se tenir dans les bornes du traité général.

Il résulte de cet exposé trois vérités incontestables. L'une, qu'excepté le Turc, il règne entre tous les peuples de l'Europe une liaison sociale imparfaite, mais plus étroite que les nœuds généraux et lâches de l'humanité. La seconde, que l'imperfection de cette société rend la condition de ceux qui la composent pire que la privation de toute société entre eux. La troisième, que ces premiers liens, qui rendent cette société nuisible, la rendent en même temps facile à perfectionner; en sorte que tous ses membres pourroient tirer leur bonheur de ce qui fait actuellement leur misère, et changer en une paix éternelle l'état de guerre qui règne entre eux.

Voyons maintenant de quelle manière ce grand ouvrage, commencé par la fortune, peut • être achevé par la raison; et comment la société libre et volontaire qui unit tous les états européens, prenant la force et la solidité d'un vrai corps politique, peut se changer en une confédération réelle. Il est. indubitable qu'un pareil

établissement donnant à cette association la perfection qui lui manquoit, en détruira l'abus, en étendra les avantages, et forcera toutes les parties à concourir au bien commun: mais il faut pour cela que cette confédération soit tellement générale, que nulle puissance considérable ne s'y refuse; qu'elle ait un tribunal judiciaire qui puisse établir les lois et les règlements qui doivent obliger tous les membres; qu'elle ait une force coactive et coërcitive pour contraindre chaque état de se soumettre aux délibérations communes, soit pour agir, soit pour s'abstenir; enfin, qu'elle soit ferme et durable, pour empêcher que les membres ne s'en détachent à leur volonté, sitôt qu'ils croiront voir leur intérêt particulier contraire à l'intérêt général. Voilà les signes certains auxquels on reconnoîtra que l'institution est sage, utile et inébranlable. Il s'agit maintenant d'étendre cette supposition, pour chercher par analyse quels effets doivent en résulter, quels moyens sont propres à l'établir, et quel espoir raisonnable on peut avoir de la met

tre en exécution.

Il se forme de temps en temps parmi nous des espèces de diétes générales sous le nom de congrès, où l'on se rend solennellement de tous les états de l'Europe pour s'en retourner de même; où l'on s'assemble pour ne rien dire; où toutes les affaires publiques se traitent en particulier; où l'on délibère en commun si la table sera ronde ou carrée, si la salle aura plus ou

moins de portes, si un tel plénipotentiaire aura le visage ou le dos tourné vers la fenêtre, si tel autre fera deux pouces de chemin de plus ou de moins dans une visite, et sur mille questions de pareille importance, inutilement agitées depuis trois siècles, et très dignes assurément d'occuper les politiques du nôtre.

mun;

Il se peut faire que les membres d'une de ces assemblées soient une fois doués du sens comil n'est pas même impossible qu'ils veuillent sincèrement le bien public; et, par les raisons qui seront ci-après déduites, on peut concevoir encore qu'après avoir aplani bien des difficultés ils auront ordre de leurs souverains respectifs de [signer la confédération générale que je suppose sommairement contenue dans les cinq articles suivants.

Par le premier, les souverains contractants établiront entre eux une alliance perpétuelle et irrévocable, et nommeront des plénipotentiaires pour tenir, dans un lieu déterminé, une diéte ou un congrès permanent, dans lequel tous les différents des parties contractantes seront réglés et terminés par voie d'arbitrage ou de jugement.

Par le second, on spécifiera le nombre des souverains dont les plénipotentiaires auront voix à la diéte; ceux qui seront invités d'accéder au traité; l'ordre, le temps et la manière dont la présidence passera de l'un à l'autre par intervalles égaux; enfin la quotité relative des contribu

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