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apaisés, et nous les ont communiqués, à nous, leurs fils et leurs héritiers. Mais si nous avons à soutenir la même cause, nous n'avons pas à défendre leur conduite; et nous pouvons séparer la liberté de ceux qui l'ont bien ou mal servie; tandis que nous avons l'avantage d'avoir entendu et observé ces vieillards, qui, tout pleins encore de leurs souvenirs, tout agités de leurs. impressions, nous révèlent l'esprit et le caractère des partis, et nous apprennent à les comprendre. Peut-être, le moment où les acteurs vont expirer est-il le plus propre à écrire l'histoire on peut recueillir leur témoignage sans partager toutes leurs passions.

Quoi qu'il en soit, j'ai tâché d'apaiser en moi tout sentiment de haine; je me suis tour à tour figuré que, né sous le chaume, animé d'une juste ambition, je voulais'acquérir ce que l'orgueil des hautes classes m'avait injustement refusé; ou bien qu'élevé dans les palais, héritier d'antiques priviléges, il m'était douloureux de renoncer à une possession que je prenais pour une propriété légitime. Dès lors je n'ai pu m'irriter; j'ai plaint les combattans, et je me suis dédommagé en adorant les âmes. généreuses.

On connaît les révolutions de la monarchie française; on sait qu'au milieu des Gaules à

moitié sauvages, les Grecs puis les Romains apportèrent leurs armes et leur civilisation; qu'après eux, les barbares y établirent leur hiérarchie militaire; que cette hiérarchie, transmise des personnes aux terres, y fut comme immobilisée, et forma ainsi le système féodal. L'autorité s'y partagea entre le chef féodal appelé roi, et les chefs secondaires appelés vassaux, qui étaient rois à leur tour de leurs propres sujets. Dans notre temps, où le besoin de s'accuser a fait rechercher les torts réciproques, on nous a suffisamment appris que l'autorité fut d'abord disputée par les vassaux, ce que font toujours ceux qui sont le plus rapprochés d'elle; que cette autorité fut ensuite partagée entre eux, ce qui forma l'anarchie féodale; et qu'enfin elle retourna au trône, où elle se concentra en despotisme sous Louis XI, Richelieu et Louis XIV. La population française s'était progressivement affranchie par le travail, première source de la richesse et de la liberté. Agricole d'abord, puis commerçante et manufacturière, elle acquit une telle importance qu'elle forma la nation tout entière. Introduite en suppliante dans les états-généraux, elle n'y parut qu'à genoux, pour y être taillée à merci et miséricorde; bientôt même Louis XIV déclara qu'il ne voulait plus de ces assemblées si soumises, et il le déclara

A

aux parlemens, en bottes et le fouet à la main. On vit dès lors à la tête de l'état, un roi muni d'un pouvoir mal défini en théorie, mais absolu dans la pratique; des grands qui avaient abandonné leur dignité féodale pour la faveur du monarque, et qui se disputaient par l'intrigue ce qu'on leur livrait de la substance des peuples; au-dessous une population immense, sans autre relation avec cette aristocratie royale qu'une soumission d'habitude et l'acquittement des impôts. Entre la cour et le peuple se trouvaient des parlemens investis du pouvoir de distribuer la justice et d'enregistrer les volontés royales. L'autorité est toujours disputée : quand ce n'est pas dans les assemblées légitimes de la nation, c'est dans le palais même du prince. On sait qu'en refusant de les enregistrer, les parlemens arrêtaient l'effet des volontés royales; ce qui finissait par un lit de justice et une transaction, quand le roi était faible, et par une soumission entière, quand le roi était fort. Louis XIV n'eut pas même à transiger, car sous son règne aucun parlement n'osa faire de remontrances; il entraîna la nation à sa suite, et elle le glorifia des prodiges qu'elle faisait elle-même dans la guerre, dans les arts et les sciences. Les sujets et le monarque furent unanimes, et tendirent vers un même but. Mais Louis XIV avait à peine ex

piré, que le régent offrit aux parlemens l'occasion de se venger de leur longue nullité. La volonté du monarque, si respectée, de son vivant fut violée après sa mort, et son testament cassé. L'autorité fut alors remise en litige, et une longue lutte commença entre les parlemens, le clergé et la cour, en présence d'une nation épuisée par de longues guerres, et fatiguée de fournir aux prodigalités de ses maîtres, livrés tour à tour au goût des voluptés ou des armes. Jusque-là elle n'avait eu du génie que pour le service et les plaisirs du monarque; elle en eut alors pour son propre usage, et s'en servit à examiner ses intérêts. L'esprit humain passe incessamment d'un objet à l'autre. Du théâtre, de la chaire religieuse et funèbre, le génie français se porta vers les sciences morales et politiques; et alors tout fut changé. Qu'on se figure, pendant un siècle entier, les usurpateurs de tous les droits nationaux se disputant une autorité usée; les parlemens poursuivant le clergé, le clergé poursuivant les parlemens; ceux-ci contestant l'autorité de la cour; la cour, insouciante et tranquille au sein de cette lutte, dévorant la substance des peuples au milieu des plus grands désordres; la nation, enrichie et éveillée, assistant à ces divisions, s'armant des aveux des uns contre les autres, privée de toute action poli

tique, dogmatisant avec audace et ignorance, parce qu'elle était réduite à des théories; aspirant surtout à recouvrer son rang en Europe, et offrant en vain son or et son sang pour reprendre une place que la faiblesse de ses maîtres lui avait fait perdre: tel fut le dix-huitième siècle.

Le scandale avait été poussé à son comble, lorsque Louis XVI, prince équitable, modéré dans ses goûts, négligemment élevé, mais porté au bien par un penchant naturel, monta fort jeune sur le trône. Il appela auprès de lui un vieux courtisan pour lui donner le soin de son royaume, et partagea sa confiance entre Maurepas et la reine, jeune princesse autrichienne, vive, aimable, et exerçant sur lui le plus grand ascendant. Maurepas et la reine ne s'aimaient pas; le roi, cédant tantôt à son ministre, tantôt à son épouse, commença de bonne heure la longue carrière de ses incertitudes. Ne se dissimulant pas l'état de son royaume, il en croyait les philosophes sur ce point; mais, élevé dans les sentimens les plus chrétiens, il avait pour eux le plus grand éloignement. La voix publique, qui s'exprimait hautement, lui désigna Turgot, de la société des économistes, homme simple, vertueux, doué d'un caractère ferme, d'un génie lent, mais opiniâtre et profond.

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