Page images
PDF
EPUB

vation, je dis à M. le marquis de La Rouzière, mon voisin : « Je ne croyais pas qu'une guerre civile dût ressem» bler à une mission de capucins! » C'est ainsi qu'en inspirant aux princes la crainte de se rendre odieux à leurs plus cruels ennemis, les courtisans les portaient à n'employer que des demi-mesures, suffisantes sans doute pour provoquer le zèle des royalistes de l'intérieur, mais trèsinsuffisantes pour, après les avoir compromis, les garantir de la fureur des factieux. Depuis lors il m'est revenu que, pendant le séjour de l'armée des princes en Champagne, M. de La Porte, aide-de-camp du marquis d'Autichamp, ayant fait prisonnier un républicain, crut, d'après le système de son général, qu'il le ramènerait à son devoir par une exhortation pathétique, et en lui rendant ses armes et la liberté; mais à peine le républicain eut fait quelques pas, qu'il étendit par terre son vainqueur. M. le marquis d'Autichamp, oubliant alors la modération qu'il avait manifestée à Turin, incendia plusieurs villages, pour venger la mort de son missionnaire imprudent.

» Le second parti soutenait que, puisque les puissances avaient pris plusieurs fois les armes pour humilier les Bourbons, et surtout pour empêcher Louis XIV d'assurer la couronne d'Espagne à son petit-fils, bien loin de les rappeler à notre aide, il fallait au contraire ranimer le zèle du clergé, le dévouement de la noblesse, l'amour du peuple pour le roi, et se háter d'étouffer une querelle de famille, dont les étrangers seraient peut-être tentés de profiter..... C'est à cette funeste division parmi les chefs de l'émigration, et à l'impéritie ou à la perfidie des ministres de Louis XVI que les révolutionnaires doivent leurs premiers succès. Je vais plus loin, et je soutiens que

ce n'est point l'assemblée nationale qui a fait la révolution, mais bien les entours du roi et des princes; je soutiens que les ministres ont livré Louis XVI aux ennemis de la royauté, comme certains faiseurs ont livré les princes et Louis XVIII aux ennemis de la France; je soutiens que la plupart des courtisans qui entouraient les rois Louis XVI, Louis XVIII et les princes de leurs maisons, étaient et sont des charlatans, de vrais eunuques politiques, que c'est à leur inertie, à leur lâcheté ou à leur trahison que l'on doit imputer tous les maux que la France a soufferts, et ceux qui menacent encore le monde entier. Si je portais un grand nom et que j'eusse été du conseil des Bourbons, je ne survivrais pas à l'idée qu'une horde de vils et de lâches brigands, dont pas un n'a montré dans aucun genre ni génie, ni talent supérieur, soit parvenue à renverser le trône, à établir sa domination dans les plus puissans états de l'Europe, à faire trembler l'univers; et lorsque cette idée me poursuit, je m'ensevelis dans l'obscurité de mon existence, pour me mettre à l'abri du blâme, comme elle m'a mis dans l'impuissance d'arrêter les progrès de la révolution..>>

[blocks in formation]

J'ai déjà cité quelques passages des mémoires de Ferrières, relativement à la première séance des états-géné– raux. Comme rien n'est plus important que de constater les vrais sentimens que la révolution excitait dans les cœurs, je crois devoir donner la description de la fédération par ce même Ferrières. On y verra si l'enthousiasme était vrai, s'il était communicatif, et si cette révolution était aussi hideuse qu'on a voulu la faire.

་་

Cependant les fédérés arrivaient de toutes les parties de l'empire. On les logeait chez des particuliers, qui s'empressaient de fournir lits, draps, bois, et tout ce qui pouvait contribuer à rendre le séjour de la capitale agréable et commode. La municipalité prit des mesures pour qu'une si grande affluence d'étrangers ne troublât pas la tranquillité publique. Douze mille ouvriers travaillaient sans relâche à préparer le Champ-de-Mars. Quelque activité que l'on mît à ce travail, il avançait lentement. On craignait qu'il ne pût être achevé le 14 juillet, jour irrévocablement fixé pour la cérémonie, parce que c'était l'époque fameuse de l'insurrection de Paris et de la prise de la Bastille. Dans cet embarras, les districts invitent, au nom de la patrie, les bons citoyens à se joindre aux ouvriers. Cette invitation civique électrise toutes les têtes; les femmes partagent l'enthousiasme et le propagent; `on voit des séminaristes, des écoliers, des soeurs du pot, des

[ocr errors]

:

chartreux vieillis dans la solitude, quitter leurs cloîtres et courir au Champ-de-Mars, une pelle sur le dos, portant des bannières ornées d'emblêmes patriotiques. Là, tous les citoyens, mêlés, confondus, forment un atelier immense et mobile dont chaque point présente un groupe varié la courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne pudibonde, le capucin traîne le baquet avec le chevalier de Saint-Louis, le porte-faix avec le petit maître du Palais-Royal, la robuste harengère pousse la brouette remplie par la femme élégante et à vapeurs; le peuple aisé, le peuple indigent, le peuple vêtu, le peuple en haillons, vieillards, enfans, comédiens, cent-suisses, commis, travaillant et reposant, acteurs et spectateurs, offrent à l'œil étonné une scène pleine de vie et de mouvement, des tavernes ambulantes, des boutiques portatives, augmentent le charme et la gaîté de ce vaste et ravissant tableau; les chants, les cris de joie, le bruit des tambours, des instrumens militaires, celui des bêches, des brouettes, les voix des travailleurs qui s'appellent, qui s'encouragent... L'âme se sentait affaissée sous le poids d'une délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redescendu aux doux sentimens d'une fraternité primitive. Neuf heures sonnées, les groupes se démêlent. Chaque citoyen regagne l'endroit où s'est placée sa section, se rejoint à sa famille, à ses connaissances. Les bandes se mettent en marche au son des tambours, reviennent à Paris, précédées de flambeaux, lâchant de temps en temps des sarcasmes contre les aristocrates, et chantant le fameux air Ça ira.

» Enfin le 14 juillet, jour de la fédération, arrive parmi les espérances des uns, les alarmes et les terreurs des.

autres. Si cette grande cérémonie n'eut pas le caractère sérieux et auguste d'une fête à la fois nationale et religieuse, caractère presque inconciliable avec l'esprit français, elle offrit cette douce et vive image de la joie et de l'enthousiasme mille fois plus touchante. Les fédérés, rangés par départemens sous quatre-vingt-trois bannières, partirent de l'emplacement de la Bastille; les députés des troupes de ligne, des troupes de mer, la garde nationale parisienne, des tambours, des choeurs de musique, les drapeaux des sections, ouvraient et fermaient la marche.

» Les fédérés traversèrent les rues Saint-Martin, SaintDenis, Saint-Honoré, et se rendirent par le Cours-laReine à un pont de bateaux construit sur la rivière. Ils recurent à leur passage les acclamations d'un peuple immense répandu danu leserves, aux fenêtres des maisons, sur les quais. La pluie qui tombait à flots ne dérangea ni ne ralentit la marche. Les fédérés, dégouttant d'eau et de sueur, dansaient des farandoles, criaient: Vivent nos frères les Parisiens! On leur descendait par les fenêtres du vin, des jambons, des fruits, des cervelas ; on les comblait de bénédictions. L'assemblée nationale joignit le cortége à la place Louis XV, et marcha entre le bataillon des vétérans et celui des jeunes élèves de la patrie : image expressive qui semblait réunir à elle seule tous les âges et tous les intérêts.

» Le chemin qui conduit au Champ-de-Mars était couvert de peuple qui battait des mains, qui chantait : Ça ira. Le quai de Chaillot et les hauteurs de Passy présentaient un long amphithéâtre, où l'élégance de l'ajustement, les charmes, les grâces des femmes, enchantaient l'œil, et ne lui laissaient pas même la faculté d'asseoir une préférence.

« PreviousContinue »