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DE DROIT FRANÇAIS

ET ÉTRANGER.

LES

GRANDS BAILLIS AU QUINZIÈME SIÈCLE.

JEAN DE DOYAT.

Le droit tient une large place dans l'histoire de France, et l'on a pu dire avec raison que le caractère le plus marqué de notre civilisation est d'être juridique. A un moment donné, nos légistes ont seuls représenté les traditions démocratiques. Sans pencher à excuser leurs despotismes, sans nier, devant les pratiques de la violence ou de la ruse, qu'il y a des questions de dignité humaine qui s'élèvent au-dessus de tout, nous ne pensons pas que les envahissements des juges royaux excitèrent, aux quatorzième et quinzième siècles, autant de répulsion et d'animosité que les exactions des justices seigneuriales.

La haine pour la féodalité l'emporta sur les antipathies contre les gens de robe, tant les souffrances étaient intolérables.

Attaquer l'œuvre des Philippe le Bel et des Louis XI, c'est oublier que la noblesse française n'a jamais voulu combattre pour la loi commune, et qu'elle n'a jamais, en stipulant pour elle-même, à l'égard de la couronne, stipulé aussi, comme en Angleterre, pour la masse de la nation'. C'est oublier qu'elle n'a eu d'autre système de gouvernement que celui de la tyran

1 Voir lá charte du roi Jean.

nie au petit pied. Au seizième siècle seulement, et grâce à la Réforme, une portion de l'aristocratie comprit vaguement le droit, moment unique dans notre passé! Tout se perdit alors, et l'on dévoya.

A ceux qui nous reprocheront de ne pas résister à cette joie. mesquine de voir le pouvoir central humilier la seigneurie, nous demanderons ce qu'aurait été la France moderne si la féodalité, telle qu'elle était comprise, eût triomphé. Nos rois n'eurent qu'une habileté : celle de deviner l'instinct niveleur de notre race, de le développer, d'élever nos aïeux dans ce sentiment, en faisant passer comme titre d'honneur celui de sujet du roi. Plût à Dieu que ce but atteint, un autre cours eût été donné à nos destinées! Plût à Dieu que les événements nous eussent apporté une éducation politique! Il faut mesurer notre amour pour l'égalité civile à la durée de la lutte qui a été soutenue pour elle. Quand nous aurons autant combattu pour la liberté, peut-être y tiendrons-nous davantage.

C'est un nouveau chapitre de l'histoire de la conquête de l'égalité que nous voulons écrire. Les légistes sont les héros des batailles qui s'y sont livrées, parce qu'eux seuls, jusqu'au seizième siècle, eurent, parmi les laïques, une sérieuse éducation, eux seuls des convictions énergiques. Ils possédaient la joie intérieure de l'esprit, cette force secrète qui rend la fortune favorable. Ils avaient encore plus besoin de caractère que de science: ils furent armés de l'un et de l'autre.

Il serait intéressant d'en choisir un, parmi ces inconnus, qui, sans trop d'éclat, ont aimé et servi, avant toutes choses, la cause de la loi, un de ceux qui, chaque jour et en tout lieu, ont entretenu le feu sacré de la justice. Comme la vie rayonne sur toutes ces figures cachées ou ignorées encore! Laquelle choisir?

Parmi les institutions judiciaires qui entreprirent partout, dès le treizième siècle, avec le plus de succès sur les juridictions privées, et hâtèrent audacieusement la substitution du pouvoir central au pouvoir féodal ou ecclésiastique, il faut placer en première ligne les grands bailliages. Les effets de leur création, nous l'avons dit ailleurs', avaient dépassé les espérances de la

1 Voir Revue historique de droit français et étranger, article: Des légistes au moyen age.

royauté. Cinquante ans après leur existence, les grands baillis avaient entre les mains toute l'administration du domaine royal. A la fois magistrats, gouverneurs, collecteurs d'impôts, ils avaient, par leur vigilance et leurs passions, pris rapidement une immense autorité. Sans se soucier des plaintes réitérées des officiers seigneuriaux, ils avaient, par leur jurisprudence, à dessein obscure et vague, des cas royaux et de la défaulte de droit, évoqué à leurs assises toutes les affaires importantes; ils avaient, par les appels auxquels ils soumettaient les juridictions seigneuriales, donné au roi l'interprétation des coutumes et la souveraineté des jugements; ils avaient enfin, par la création des lettres de chancellerie, attiré dans leur compétence toutes les questions de rescision et d'exécution de contrats. Lorsque le nombre trop considérable des contestations, l'étendue du territoire où elles s'élevaient, la nécessité de rapprocher les tribunaux des justiciables, et surtout l'accroissement des procès n'ayant aucun rapport avec le fief, eurent amené l'établissement de prévôtés, de vigueries, de simples bailliages, c'étaient eux encore qui avaient été chargés de la surveillance des juges locaux.

Animés de la foi la plus vive dans l'omnipotence royale, les grands baillis avaient, dès la fin du quatorzième siècle, assujetti les justices seigneuriales', et, dès le commencement du siècle suivant, posé en principe que la justice, de son essence, était l'attribut essentiel de la couronne et non du fief.

C'étaient de très-grands personnages. Nous voudrions nous approcher d'eux, savoir comment ils vivaient, luttaient et mouraient au besoin; nous voudrions lever un des pans du voile qui recouvre un côté de nos origines nationales.

Qui ne connaît les résultats obtenus? Mais combien peu savent les difficultés qu'on eut à surmonter! Trouver, en face de soi, son véritable ennemi, ce n'est rien; mais avoir pour adversaires ceux qui sont en bas et qu'on veut élever, quelle plus grande amertume! Elle n'a pas été épargnée aux glorieux fondateurs de notre égalité civile.

Le grand bailli, dont nous allons essayer d'écrire l'histoire, est peu connu. C'est à peine si l'on trouve son nom dans les bio

1 Voir ordonnance du 28 avril 1363; ordonnance de décembre 1410. Voir Les légistés au moyen dge (Revue historiqué, 1880).

graphies universelles. Il ne nous est arrivé qu'à travers des légendes sombres et sanguinaires, qui se sont transmises sur les dernières années de Louis XI. C'est un camarade d'Olivier le Daim, un compère de l'étrange monarque qui a mis fin au moyen âge il s'appelle maître Jean de Doyat.

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L'époque, que son administration et sa vie nous font connaître, est sur les lisières de la Renaissance. On assiste à l'agonie de la haute seigneurie, qui tombe, non dans une brillante passe d'armes, casque en tête et bannière au vent, mais sous la plume des sergents, dans les filets des gens d'affaires et dans les ruses du moins chevaleresque de nos rois.

§ 1er.

Jean de Doyat était né vers 1440, sur les confins de l'Auvergne, près de Cusset, où son père était greffier du bailliage. Jean était l'aîné de six enfants, cinq fils et une fille. Comment s'écoula sa jeunesse? Quelles circonstances préeises attirèrent sur lui les regards de Louis XI? Les documents sont muets. Personne n'a parlé de l'enfance de ce plébéien, qui devait toucher aux suprêmes grandeurs et descendre aux dernières infortunes. Nous ne possédons sur ses premières années d'autres renseignements que ceux contenus dans le réquisitoire de M. le procureur général du parlement de Paris, lorsque, sous la minorité de Charles VIII, Doyat fut poursuivi. On ne doit pas s'attendre à de l'indulgence. Sa jeunesse fut, dit-on, celle d'un homme violent, en proie à toutes les passions. Ce fut celle d'un homme du quinzième siècle, dévoré d'action, extrême en tout, dans le bien comme dans le mal, apte à toutes les vertus comme à tous les vices.

« Dès son jeune âge, raconte M. le procureur général, il étoit de mauvais gouvernement, ne tenant compte de père ni de mère, et auquel son père donna sa malédiction. Puis, pour le mettre à bien, il le plaça à l'exercice du greffe de Cusset, auquel greffe ledit Jéhan auroit fait plusieurs larcins et faussetés, et auroit été son père contraint de le mettre dehors. >>

Que devint-il? Son procès nous apprend qu'il avait été clerc de l'Université de Paris. Il part donc, ayant plus de bons mots que de deniers dans son escarcelle; il part, attiré par l'éclat et

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