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LE CODE ANNAMITE.

La connaissance des lois qui régissent un peuple est le plus sûr moyen d'arriver à se faire une idée exacte de ses mœurs, de ses habitudes. Sans cette étude, un étranger risque à chaque instant, même avec les intentions les plus droites, de blesser les traditions, les préjugés de la nation chez laquelle il veut s'établir, et s'expose à lui inspirer de la répulsion et de la haine.

C'est en vue d'éviter cet inconvénient que le gouvernement français s'est appliqué, dès son installation en Cochinchine, à faire recueillir tous les documents officiels relatifs à la justice et à l'administration annamites formulés dans un Code.

Comme tous les documents officiels en Cochinchine, le Code est écrit en chinois; la connaissance de cet acte, sujet de l'étude constante des lettrés et des mandarins chargés de l'appliquer, n'était familière qu'à cette partie de la population.

Ce Code, formulé par Gia-Long, est en grande partie calqué sur les codes chinois, ainsi du reste que presque toutes les institutions de la Cochinchine. Peu à peu il a été commenté et expliqué avec des exemples et des cas particuliers à mesure que l'on s'écartait du point de départ, et il faut le dire aussi, malgré son excessive et brutale sévérité, à mesure que les mœurs s'adoucissaient un peu.

C'est ainsi que les diverses espèces de mort qui étaient appliquées pour les crimes et même pour les plus simples délits se réduisent en ce moment à trois : la décapitation, la strangulation et la mort lente. Encore, la dernière n'est-elle plus que rarement appliquée.

Après la peine de mort vient celle de l'exil, puis celle des fers, enfin celle du bâton et celle du bambou.

Le bambou, pour les délits légers, est appliqué jusqu'à soixante coups; au delà, le bâton prend sa place de droit et accompagne toujours les fers et l'exil: les dimensions du bambou et du bâton destinés aux supplices sont parfaitement définies, le nombre des coups ne peut dépasser cent.

D'après le texte de la loi primitive, personne, à l'exception des membres de la famille royale, n'était à l'abri de la peine du bambou, quel que fût le grade ou la dignité de celui qui était reconnu coupable. Selon les commentaires, les mandarins, les généraux, les colonels et même de simples sujets peuvent racheter celte peine, d'après des tarifs plusieurs fois modifiés.

L'application de la peine de mort a été diminuée d'une manière sensible par la division de cette peine en deux catégories : peine de mort immédiate, peine de mort avec sursis. Pour cette dernière, le roi seul peut prononcer, mais il y a malheureusement de nombreux cas définis par le Code pour lesquels il n'y a aucune rémission, entre autres le cas de rébellion. Quelques personnes ont pu aussi, à la faveur des commentaires, se soustraire en partie à'ce code draconien en obtenant des chefs de province de n'être pas mises en jugement, à raison des crimes dont elles étaient accusées, sans un ordre spécial émanant du roi. La catégorie de ces privilégiés laisse une grande latitude à l'arbitraire, car outre les membres de la famille royale, elle comprend les sages, les personnes qui ont eu un parent tué à l'ennemi, etc.

Ce Code, en général, est fait pour établir de la manière la plus exagérée le respect et la crainte de l'autorité royale d'abord, puis de toute la hiérarchie qui la représente, comme celle du père et des aïeux sur leurs enfants, du maître sur l'esclave et le serviteur, lequel ne diffère du premier que par de faibles nuances, enfin du mari sur la femme.

Ce sentiment de vénération, de respect pour l'autorité royale, vient de ce que, dans l'empire d'Annam, comme en Chine, le roi est considéré comme supérieur à tout ce qui est sur la terre, comme le Fils du Ciel, ainsi que d'ailleurs on l'appelle souvent. En conséquence, tout ce qui semble de nature à porter une atteinte quelconque à la personne du roi ou à sa famille est regardé comme une espèce de sacrilége, comme un crime de lèsemajesté; de là la rigueur des lois dans les diverses pénalités édictées pour les faits de ce genre.

C'est ainsi que le jet d'une pierre ou d'une immondice sur le palais ou sur une pagode royale est immédiatement puni de la mort.

L'accès du palais, de même que celui des routes par lesquelles

le roi doit passer, est réglementé de telle manière, que chacun redoute, au péril de sa tête, de s'approcher de ces endroits sacrés pour presque tout le monde.

Il n'y a pas jusqu'au service du médecin et du cuisinier du roi que le Code n'ait entouré de pénalités : le médecin doit goûter tous les remèdes qu'il prescrit au roi; s'il se trompe sur l'étiquette d'une substance, s'il la fait passer à la cuisine, il en résulte des ricochets de coups de bâton, pour lui, pour le cuisinier et pour tous les officiers du palais qui doivent y surveiller.

Le valet de chambre qui n'entretient pas bien les effets du roi, qui commet une erreur en donnant un vêtement ou un objet que le roi n'a pas demandé, le chef des écuries qui ne tient pas en parfait état les voitures et les litières, ainsi que les hommes et les chevaux, le batelier royal qui n'a pas en bon ordre ses bateaux et ses embarcations, le cuisinier qui sert des mets qui se contredisent, se nuisent les uns aux autres (textuel) ou qui ne sont pas de première qualité, tous sont atteints par le Code, qui leur distribue une large part de coups de bâton.

Les sceaux, les cachets, les proclamations, les objets appartenant au roi sont inviolables, sous peine de mort, d'après les prescriptions du Code.

L'esclavage résulte soit de la tradition de père en fils, soit de la vente d'un enfant par son père, soit enfin de celle d'un étranger qui s'est laissé prendre. Cet état d'esclave n'est pas bien défini dans le Code, mais il est accepté par les droits exorbitants qui y sont reconnus au maître et qui lui permettent de s'adresser à l'autorité pour obtenir la réintégration d'un esclave fugitif.

Le serviteur à gages, surtout après une période de quelques années, est presque assimilé à l'esclave, car, comme lui, il est puni de mort s'il frappe son maître, il est pris et ramené s'il rompt son contrat et ne peut formuler de plainte.

Les incapables à porter une plainte sont désignés par le Code. La femme ne peut se plaindre de personne, surtout de son mari; les enfants non plus, surtout de leurs ascendants; les serviteurs et les esclaves sont dans le même cas, notamment en ce qui concerne leurs maîtres, ils sont obligés d'avoir un témoin non incapable qui se plaigne pour eux.

Quant aux personnes subordonnées hiérarchiquement, si elles

ne suivent pas la voie hiérarchique dans leurs plaintes, elles sont sévèrement punies.

Malgré le respect des Annamites pour la vieillesse, les octogénaires sont aussi déclarés incapables à former une plainte.

Depuis le sommet de l'édifice social jusqu'à la base, le roi excepté, ainsi qu'une partie de sa famille qui partage quelquesuns de ses priviléges, le Code rend responsables tous ceux qui ont quelques points de contact avec les délinquants, parce qu'il considère qu'ils auraient dû soit les surveiller, soit les dénoncer en temps opportun.

Les courriers qui ne partent pas ou n'arrivent pas à temps ont aussi leurs pénalités; mais, de proche en proche, le châtiment remonte jusqu'au mandarin.

Le général, le colonel et les autres officiers qui ont des soldats en moins, sont soumis à un tarif très-détaillé de retenues de solde, d'amendes, de coups de bâton calculés d'après le nombre des hommes absents.

Le garde-magasin de l'Etat qui laisse avarier les objets confiés à ses soins subit également divers degrés de peines indiquées par le Code, à moins qu'il n'ait demandé des réparations au mandarin sous les ordres duquel il est placé; de ricochet en ricochet, suivant la hiérarchie, le manque d'un bol de riz gâté par le contact ou par l'introduction de la pluie dans un magasin, peut atteindre jusqu'au plus haut mandarin.

La même cascade a lieu pour l'entretien des routes, des canaux, des ponts; il y a toujours des coupables, des responsables si quelque chose n'est pas en ordre; le Code remonte dans ses commentaires et successivement jusqu'au plus haut degré pour la responsabilité.

Les commentateurs du Code ont examiné ou scruté tout ce qui peut se passer dans le cours de la vie publique et privée d'un homme.

La loi annamite a prévu des pénalités pour le cas où des employés chargés de visiter les bagages des voyageurs y mettraient de la négligence ou de la mauvaise volonté et retarderaient les intéressés ; la part du coupable en coups de bâton est définie et basée d'après le temps qu'il a fait perdre.

Celui qui, par des tracasseries incessantes, dont quelquesunes sont déterminées, par une violence sur une femme, par

exemple, amènerait, ce qui est assez fréquent, le suicide de la victime, encourt la peine de mort.

Il faut avouer que s'il est juste de punir celui qui s'acharne à rendre une personne malheureuse, l'interprétation de cette culpabilité doit donner lieu à d'affreux abus.

Au milieu de cette pyramide de pénalités draconiennes com. mençant par le bambou et finissant par la mort lente, appliquées à des faits qui nous paraîtraient à peine des délits, on est étonné de trouver des élans de philanthropie et de bonté, des tendances malheureusement sans effet, la plupart du temps, à amoindrir la cruauté des pénalités.

Ainsi, il est recommandé dans certains cas, par exemple, aux époques des pluies et des sécheresses très-grandes, de délivrer les prisonniers les moins coupables pour éviter autant que possible les épidémies.

Il est encore recommandé de n'emprisonner les femmes et les enfants que dans les circonstances de crimes bien avérés et de les détenir séparément; dans tout autre cas, ils doivent être laissés sous la responsabilité de leurs pères, de leurs maris ou bien de leurs parents.

La bastonnade ne doit s'appliquer aux femmes qu'entièrement vêtues ou couvertes au moins d'un pantalon, suivant le cas; il y a des atténuations de peines prescrites dans les commentaires pour les enfants, les vieillards, les hommes d'une bonne conduite habituelle.

L'époque des récoltes et des moissons doit être respectée; les corvées commandées sont interdites, à moins d'une extrême urgence, dont on doit rendre compte au roi.

De rigoureuses pénalités sont infligées à ceux qui abusent de leur autorité; mais qui les dénoncera ces abus? La signature d'une plainte ou dénonciation entraîne les plus graves conséquences pour son auteur, surtout si cette plainte n'a pas suivi toute la cascade hiérarchique et si elle n'est pas reconnue fondée. La dénonciation anonyme, qui est la plus usitée, est aussi bien dangereuse, car, dans certains cas prévus, elle entraîne la mort, et la délation pour découvrir l'auteur est exceptionnellement encouragée par des primes. Aussi le Code contient-il de nombreux commentaires sur la calomnie, afin de diminuer le nombre des dénonciateurs vrais ou faux des actes de l'autorité,

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