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Nous croyons faire plaisir aux lecteurs de la Revue en mettant sous leurs yeux la lettre suivante, que M. Matile nous adresse de Washington. M. Matile n'est pas un inconnu en Europe. Suisse de naissance, professeur en droit à l'Académie de Neufchâtel, nous lui devons, entre autres publications, les Monuments de l'histoire de Neufchâtel, et surtout la vieille traduction française du Miroir de Souabe, publiée d'après le manuscrit de la bibliothèque de Berne, Neufchâtel, 1843, in-folio. Ce texte a un grand intérêt pour la science française, car il met à notre portée un des grands monuments du droit coutumier allemand, et nous permet de rapprocher le Miroir, et de Beaumanoir et des assises de Jérusalem.

Neufchâtel était un théâtre trop petit pour un homme aussi actif et aussi intelligent que M. Matile. A l'exemple de M. Agassiz, son illustre compatriote, devenu, lui aussi, citoyen des EtatsUnis, et professeur à Cambridge (Massachusetts), M. Matile a été s'établir en Amérique. Avocat à Philadelphie, son mérite l'a fait distinguer; il est employé aujourd'hui au state department, ou ministère des affaires étrangères à Washington. Il y seconde, dans la mesure de ses fonctions et de ses forces, la grande et noble politique de M. Lincoln et de M. Seward, politique fort mal jugée en Europe et souvent calomniée, mais à laquelle l'avenir rendra justice. Rétablir l'Union et abolir l'esclavage, ce sont là deux œuvres immenses, et qui, si elles réussissent comme nous l'espérons, mettront le nom de M. Lincoln et de M. Seward à côté de ceux des premiers fondateurs de l'Union, Washington et Hamilton.

Quand la paix sera faite, M. Matile sera rendu à ses études. A ce moment nous voudrions, pour lui et pour l'Amérique, le voir rentrer dans l'enseignement. C'est là qu'il nous semble appelé à rendre de grands services, car en ce point de l'étude du droit, l'Amérique a besoin de beaucoup emprunter à la vieille Europe, et ce n'est qu'en appelant des savants élevés dans l'ancien monde, qu'elle peut implanter chez elle la science et la

tradition. Quand l'Amérique a voulu établir chez elle l'étude de
l'astronomie et de la géologie, elle a appelé les savants d'Europe
les plus distingués dans ses observatoires et dans ses chaires;
elle fera bien de suivre cet exemple, et d'installer chez elle
l'enseignement scientifique du droit. Elle a M. Matile sous la
main, pourquoi ne le mettrait-elle pas à Cambrige, à côté de
M. Agassiz? Et pourquoi l'Europe, à son tour, n'appellerait-
elle pas un Horace Mann ou un Barnard pour réorganiser ses
écoles primaires, et élever l'éducation populaire au degré qu'elle
doit atteindre chez un peuple libre. Ce qui est un rêve aujour-
d'hui sera une vérité dans l'avenir. Plus nous avancerons, et
plus l'Amérique et l'Europe se rapprocheront et se confondront
dans une commune civilisation. Les Etats-Unis nous donneront
leur système d'éducation populaire. Nous leur enverrons en re-
tour notre enseignement supérieur. Multiplions ces échanges in-
tellectuels qui rapprochent les peuples et leur apprennent à se
connaître et à s'aimer.

EDOUARD LABOULAYE.

Washington, 26 octobre 1863.

Monsieur Ed. Laboulaye, professeur au Collège de France.

Monsieur,

Je suis heureux de pouvoir vous donner sans tarder les rensei.
gnements que vous me demandez par votre lettre du 25 septembre
dernier, sur les écoles de droit de mon pays; car ce sujet m'est
familier. Voici en effet bientôt six ans que je n'ai cessé de recueillir
des matériaux pour un travail entrepris en vue d'introduire des
réformes dans notre enseignement juridique. Je me proposais,
entre autres choses, de faire connaître à mes concitoyens l'orga-
nisation des écoles de droit de l'Europe et les ressources qu'elles
offrent à l'étudiant. Quand je parle de l'Europe, j'ai en vue le con-
tinent, et laisse de côté les écoles du Royaume-Uni, qui présen-
tent les mêmes défauts que les nôtres, avec les mêmes lacunes.

Obtenir des renseignements sur les écoles de droit de l'Europe
continentale, et avec eux des programmes et des statistiques
universitaires, est facile, grâce à votre système de centralisa-
tion, qui est bon à quelque chose, quand il n'excède pas les li-

mites de l'absolument nécessaire; grâce aussi aux rapports scientifiques qui relient entre elles les écoles d'un ordre supérieur. Ici, comme vous le savez, et qui le sait mieux que vous? nul point central perceptible; tout se meut individuellement et spontanément. Chez nous, une université ignore presque ce que fait sa sœur, quelque voisine qu'elle soit; les relations entre une école et une autre ne sont, pour ainsi dire, qu'accidentelles, personnelles. Cet isolement s'explique en partie par le caractère plus ou moins privé de ces établissements dont l'État ne prend pas l'initiative, et par le peu de développement qu'ils ont pris. Ainsi, je ne pourrais vous citer qu'une seule école qui ait quatre professeurs; les autres n'en comptent que trois, deux, même un. Souvent on voit une école s'ouvrir pour se refermer bientôt, faute d'un professeur ou faute d'élèves. Des écoles composées de cette manière ne comportent pas de bureaux ou de secrétariats à l'instar de ceux que vous possédez; de là la difficulté d'obtenir des renseignements. Pour avoir ceux dont j'avais besoin, j'ai dû rédiger un formulaire renfermant toutes mes questions et envoyer ma circulaire à toutes nos écoles. Mais c'est à peine si j'ai obtenu des réponses à la moitié de mes lettres, et fort peu d'entre elles étaient satisfaisantes et complètes. Presque toutes témoignaient de l'indifférence pour un sujet auquel j'attachais tant d'importance. Toutefois, je ne me laissai pas rebuter, et j'étais arrivé près du terme, quand mon travail a dû être suspendu par suite d'une occupation d'un autre ordre et de la guerre civile. J'espère cependant le reprendre plus tard, si mes fonctions publiques me le per

mettent.

Il ne faut pas le dissimuler : il est extrêmement difficile d'obtenir des réformes dans ce pays, car, si vous parvenez à convaincre vos opposants de leur nécessité, il reste toujours à voir comment on fera rentrer le nouveau rouage dans le mécanisme général. Or, la difficulté de la chose arrête souvent les mieux intentionnés. Pour qu'une institution prenne racine ici, il faut qu'elle soit populaire; mais le peuple, comme tel, s'intéresse généralement peu aux écoles d'un ordre supérieur, et il faudra quelque temps avant que celles-ci soient à la hauteur de nos écoles inférieures et moyennes, si justement renommées, et qui s'adressent à tous les citoyens. Nous n'avons pour ainsi dire pas une branche d'études

TOME IX.

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qui ait un couronnement tel que les besoins le requerraient. Cependant nous signalons une tendance vers un meilleur état de choses, grâce en particulier aux hommes généreux, et ils ne sont pas en petit nombre, qui vouent une partie de leur fortune à l'avancement des sciences.

J'ai cherché sans succès en Angleterre un travail analogue à celui que je me proposais de faire sur nos écoles de droit, et cependant un pareil travail ne serait pas moins utile là-bas qu'ici. Espérons qu'il se fera un jour, et que nous aurons une vue d'ensemble sur l'enseignement du droit tel qu'il se fait à Oxford, Cambridge, Londres, Edimbourg, Dublin et dans les bureaux des patrons. Alors seulement on pourra se faire une juste idée des besoins du Royaume-Uni, et songer à les satisfaire, bien que là aussi l'œuvre soit difficile, par suite de l'attachement, très-respectable sans doute, mais souvent exagéré pour tout ce qui existe, et parce que tout est intimement lié dans cet étrange édifice politique, qui est moins l'œuvre de l'homme que du temps.

Pas plus que les Américains, les Anglais ne sont gens à théories, et ils ont raison. Ce dont ils sont jaloux avant tout, c'est de leur liberté; après cela, ils s'inquiètent fort peu des formes au milieu desquelles ils vivent, et surtout de ce qu'en pensent les

autres.

En 1855, sur l'instance du Parlement, la reine nomma une commission chargée de proposer telles réformes qui lui paraîtraient convenables dans l'intérêt de la pratique et de la science du droit. Cette commission commença son travail par une enquête sur l'état actuel des études en Angleterre, puis elle recueillit des renseignements de plusieurs jurisconsultes étrangers sur l'enseignement du droit dans leurs patries respectives. La France, l'Allemagne, l'Italie et les Etats-Unis, ceux-ci représentés par M. Thomas et M. Binney, des barreaux de New-York et de Philadelphie, furent entendus, et bien que l'enquête eût spécialement pour objet les études de droit, telles qu'elles se font dans les Inns of Court and Chancery, elle ne laissa pas que de donner des renseignements précieux sur les autres écoles du Royaume-Uni. Quels ont été les résultats de cette enquête? c'est ce que vous diront vos correspondants de l'Angleterre. A voir la conscience qu'on a apportée à ce beau travail, et les

bonnes intentions qui l'ont dicté, on est autorisé à croire qu'il ne sera pas sans fruit.

Les universités d'Oxford et de Cambridge se traînent péniblement et sans vie, sous le poids de leur habit monastique et de leurs richesses. Le droit romain ne s'y trouve guère que dans les programmes, tandis qu'il renaît dans la nouvelle université de Londres, et qu'à Edimbourg il est cultivé avec quelque soin. C'est à cette étude que les Anglais attribuent la supériorité du barreau écossais sur celui de la Grande Bretagne.

Mais je m'aperçois que je me place sur le terrain de l'Angleterre, tandis que je devais rester sur celui des Etats-Unis.

Ici aussi, nous aurions grand besoin que l'on procédât à une enquête semblable à celle dont je viens de vous parler, et dont les journaux de droit européens n'auront pas manqué d'entretenir au long leurs lecteurs. Mais chez nous, d'où pareille idée pourrait-elle émaner? Les écoles de droit ne sont pas du ressort fédéral; et quant aux gouvernements d'États, ils ne s'en occupent guère, si ce n'est pour en sanctionner l'existence en les incorporant, à la demande des individus ou des sociétés qui en prennent l'initiative. Si jamais ce travail d'enquête se fait, il sera une œuvre personnelle. Je l'ai commencé, et je désire être mis en mesure de le continuer.

Le nombre de nos écoles de droit incorporées, isolées ou jointes à d'autres établissements d'éducation, est de dix-huit, ainsi réparties dans les douze États suivants :

Etat du Massachusetts : Cambridge, Harvard College, fondée

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en 1817.

Connecticut New Haven; Yale College, 1820.

New-York: Albany, 1851.

New-York university, 1859.

Colombia College, même ville, 1859.

Clinton, Hamilton College, 1853.
Pough Keepsie, 1853.

Pensylvanie: Philadelphie, 1850.
Virginie Williamsburg, 1782.

Charlotteville, 1825.

Caroline du Nord: Chapel Hill, 1845.

Louisiane Nouvelle-Orléans, 1852.

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