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ont pu posséder des fiefs. Le livre Ier des Etablissements de saint Louis, le plus ancien essai de coutume générale de l'Ile-deFrance, Orléanais, Touraine, Anjou et Maine 1, parle de l'acquisition de fiefs par les roturiers comme d'une chose qui se pratique habituellement et depuis longtemps: rien dans le texte n'indique que ce soit une innovation. Si, plus tard, nous trouvons en Bretagne une ordonnance du duc Pierre, de 1451, qui interdit absolument aux roturiers de posséder des fiefs, les difficultés sérieuses qu'éprouva l'exécution loyale de cette ordonnance, qui devint une arme entre les mains des partis qui divisèrent ce pays jusque vers la fin du seizième siècle 2, montrent assez que, même en présence d'une interdiction formelle, l'opinion publique penchait, dans ce pays aussi, vers une solution qui, dès le quinzième siècle, était le droit commun de la France, que tous roturiers pouvaient posséder fiefs, à la charge de payer au roi une redevance connue sous le nom de droit de francfief3.

On conçoit qu'avec un système qui mettait les fiefs dans le commerce sans aucune restriction, la possession d'un fief ne devait pas conférer la noblesse; on disait bien : Un ancien fief sent la noblesse, c'est-à-dire, quand un fief était depuis longtemps dans une famille, cela venait à l'aide des autres présomptions par lesquelles cette famille pouvait prouver la noblesse; mais faire de la noblesse la conséquence de la possession d'un fief, c'eût été la mettre à la disposition de tout roturier riche, qui n'aurait pas manqué, pour l'acquérir, de payer un fief beaucoup plus que sa valeur réelle. On pouvait soutenir que, dans les pays où la propriété d'un fief ne pouvait être transmise que par une investiture du souverain, cette investiture accordée à un roturier lui conférerait la noblesse ; et en effet on voit que ceux de nos auteurs du seizième siècle qui ont discuté la question se sont préoccupés des opinions des feudistes italiens mais

1 Coutume d'Anjou et du Maine, Bibliothèque de l'Arsenal, ms. 127, Jurisprudence française, chap. CLIII.

2 D'Argentré, Sur l'article 343 de la Coutume de Bretagne. Advis sur les partages des nobles, quest. 42.

3 Liger, liv. 11, tit. XV, De partaiges; liv. x, tit. 1er, De fiefs, § 2; Bouteiller, Somme rurale, liv. 11, tit. Ier; Pocquet de Livonière, Traité des fiefs, liv. Ier, chap. IV, etc.

ils sont unanimes pour dire qu'en France la possession d'un fief n'anoblit pas le possesseur1. Toutefois, pour mettre fin aux prétentions des possesseurs de fiefs, l'article 258 de l'ordonnance de Blois, de 1580, décida d'une manière générale que « les roturiers et non nobles, achetant fiefs nobles, ne seront pour ce annoblis ne mis au rang et degré de nobles, de quelque revenu et valeur que soient les fiefs par eux acquis. » Aussi les auteurs français qui ont traité cette question depuis l'ordonnance de Blois admettent que l'investiture d'un fief de dignité, comté, marquisat, etc., anoblit le roturier qui en est gratifié par le roi, si cette investiture est faite par le roi en personne, parce qu'alors c'est le roi qui lui confère implicitement la noblesse, et non la possession du fief. Mais la simple acquisition d'un fief de cette nature ne donne nullement le droit de porter le titre de comte, marquis, etc. 2.

Mais si la possession d'un fief ne conférait pas la noblesse, n'était-il pas au moins permis au possesseur de fief, noble ou roturier, d'ajouter à son nom celui du fief dont il était propriétaire ?

A l'égard des nobles, la question ne peut pas faire le moindre doute; bien qu'on doive tenir pour certain avec nos anciens auteurs que la terre n'anoblit pas l'homme, il est également certain que des relations s'établissent entre l'homme et la terre ; et que quand on a vu depuis longtemps une personne en possession d'une seigneurie plus ou moins étendue y exercer les droits de souveraineté qui naissaient de la propriété féodale, on a été naturellement porté à identifier la famille et la terre, et à donner à la famille le nom de cette dernière. C'est ainsi que les choses ont dû se passer lorsque, vers le douzième ou le treizième siècle, les noms de famille sont devenus fixes; celles qui étaient depuis longtemps en possession de fiefs en ont pris le nom; de là aussi jusqu'à la fin du dix-huitième siècle cette variété de

1 Chasseneuz, Coutume de Bourgogne, tit. IV, § 19, vo ENTRE GENS NON NOBLES, no 27; Tiraquellus, Tract. de nobilitate, cap. VII, no 14; d'Argentré, Sur l'article 343 de la Coutume de Bretagne; Dumoulin, Coutume de Paris, § 15, gl. 3, vo TENUS NOBLEMENT.

2 Loyseau, Traité des seigneuries, chap. vIII, nos 22 et suiv.; Delaroque, Traité de la noblesse et de son origine, chap. 111, in fine; Pothier, Traité des personnes, p. 563, édition in-4°; Merlin, Répertoire, vos COMTE et MARQUIS,

noms et de titres que l'on voit si souvent dans les familles nobles.

La plus ancienne preuve que j'aie trouvée de ce droit est dans les paragraphes 239, 240 et 241 de l'ancienne coutume de Vermandois que j'ai publiée en 1858. D'après cette coutume, dont la date est de 1457, la femme, durant son veuvage... « se son mary estoit seigneur d'aulcunes grandes seignouries, elle s'en peult nommer et faire appeller dame ou demoiselle comme elle faisoit ou eust peu faire au vivant de sondict mary (239). Et se le filz ou aultre héritier de tel deffunct et de telles seignouries estoit marié, et que luy et sa femme se nommassent et fussent possesseurs et seigneurs de telles seignouries, et se nommast la femme de tel heritier damoyselle de tel lieu, comme faire porroit, sy ne laisseroit point ladicte vesve à soy nommer dame ou damoyselle de telle seignourie, comme on voit chacun jour en plusieurs lieux, et nommer la vesve la dame de tel lieu doaigière ou vesve, et l'aultre doibt on nommer dame de tel lieu héritière (240). » Enfin, pour éviter toute espèce de doute dans les contrats que peuvent faire plusieurs femmes portant le même nom de seigneurie... « on a accoustumé ou dict cas mectre le propre surnom desdictes femmes qu'elles ont de par leur père et du mary; en aultre cas tiennent le surnom de leur mary tant qu'elles sont vesves, c'est à scavoir de tel surnom ou seignourie ou aultre dont se faisoit nommer, et que on avoit accoustumé nommer sondict feu mary (241). »

Il me semble résulter jusqu'à la dernière évidence, de ces trois paragraphes, la preuve du droit pour les propriétaires de seigneuries de se faire appeler du nom de leurs seigneuries.

Au siècle suivant, Coquille reconnaît que « les gentilshommes tiennent à honneur d'être reconnus et nommés des noms de leurs seigneuries qui est leur tiers nom, dont ils font plus d'état pour l'honneur que du second nom qui est le nom de la famille et naissance 1.» Peu après lui Loyseau constate le même usage, et s'il le combat, ce n'est qu'au nom du ridicule qui peut en rejaillir sur ceux qui s'y conforment, ou pour faire ressortir les inconvénients qui en résultent pour eux ; mais il ne dit pas un

1 Coquille, Sur l'article 1er, chapitre xxxv, de la Coutume de Nivernais; Histoire de Nivernais, t. I, p. 367 de ses œuvres, édition de 1703.

mot qui puisse faire croire qu'il considère cet usage comme contraire à une disposition légale quelle qu'elle soit1. Le silence que ces deux illustres jurisconsultes gardent sur une ordonnance dont ils sont contemporains ou presque contemporains confirme les doutes de Merlin sur l'existence même de cette ordonnance, ou au moins sur son enregistrement au Parlement de Paris, dans le ressort duquel ont écrit Coquille et Loyseau.

Mais ce ne sont pas seulement les gentilshommes qui ont ajouté à leur nom propre leurs noms de seigneurie : les roturiers l'ont fait aussi. Et en effet, quand ils pouvaient acheter des fiefs, que, propriétaires de fiefs, ils en pouvaient exercer tous les droits, non-seulement utiles, mais encore féodaux et honorifiques, qu'ils pouvaient exiger l'hommage des plus grands seigneurs qui avaient des fiefs relevant des leurs 2, qu'ils pouvaient dans l'étendue de leurs fiefs exercer tous les droits dépendants de la justice ou de la seigneurie utile, on comprend qu'on ne leur ait pas contesté celui d'ajouter à leur nom le nom de leur seigneurie. Loyseau (loco citato, no 57) est fort explicite à ce sujet « Et le roturier qui l'a achetée (la terre) en prend aussi le nom et le titre et l'approprie pareillement à sa famille, et ainsi à succession de temps la postérité roturière de cet acheteur se dira être de la race noble du vendeur. >>

On peut dire au surplus que cette hypothèse n'était pas spécialement prévue par l'ordonnance de 1555, en admettant même l'existence de cette ordonnance dans le ressort du Parlement de Paris; elle n'interdisait que le changement de nom, et l'on peut parfaitement soutenir qu'elle ne s'appliquait pas au cas où l'on modifiait le nom de famille par l'addition d'un nom de seigneurie.

Quoi qu'il en soit, le législateur dut encore s'occuper de la question, et l'ordonnance de 1629, rendue sur les réclamations des Etats généraux de 1614, enjoint par son article 211 à tous les gentilshommes de signer du nom de leurs familles, et non de celui de leurs seigneuries, à peine de nullité desdits actes et contrats.

1 Traité des ordres, chap. xi, nos 51 et suiv. Voir Montaigne, Essais, liv. Ier, chap. XLVI.

2 Tallemant des Réaux, t. VII, p. 482, Historiette du marquis de Resnel, édition Monmerqué et Paulin Paris.

Ce n'était pas encore là l'interdiction absolue d'ajouter le nom de seigneurie au nom de famille, et de signer de ce nom ainsi augmenté; c'était uniquement l'interdiction de substituer le nom de seigneurie au nom de famille. Mais, même dans ces termes, il il ne paraît pas que l'ordonnance de 1629 ait été bien rigoureusement exécutée. Cette ordonnance ne se citait même pas au Parlement de Paris'; et si deux arrêts du Parlement de Dijon avaient annulé des testaments faits par des personnes qui n'avaient signé que de leur nom de seigneurie, on trouve d'autres arrêts du même Parlement qui avaient validé des testaments faits dans les mêmes conditions; aussi voyons-nous Bannelier et avec lui Merlin admettre que cette règle reçoit une exception qui dérive de la nature même des choses, lorsque l'acte, le testament, par exemple, se trouve signé en la même forme et sous la même désignation que le contrat de mariage et tous les actes les plus importants qu'aurait passés le testateur pendant sa vie, sic agebat, sic contrahebat. Aussi ne faut-il point s'étonner de voir Denisart nous dire expressément que l'article 211 de l'ordonnance de 1629 n'a jamais été observé, et que de son temps l'usage est que le seigneur d'une terre fasse appeler son fils aîné du nom de sa seigneurie; Merlin en dit autant, tout en reconnaissant que cette disposition est fort sage; «mais l'usage, ditil, l'a emporté sur la loi. » «Le nom de seigneurie, dit-il plus haut, est celui qui est pris d'une terre ou d'un fief; on l'ajoute à celui de famille. » Il en était de même en Normandie, où l'ordonnance de 1555 paraît avoir été enregistrée. Bérault et Pesnelle citent comme faisant jurisprudence un arrêt du Parlement de Rouen du 6 mai 1547, antérieur à cette ordonnance qui défend de s'attribuer le nom d'un fief quand on n'en est pas propriétaire; Basnage adopte ce principe 3. Donc, si l'on était propriétaire, il n'était pas interdit de faire cette addition.

En dehors des jurisconsultes, cet usage est encore confirmé par le duc de Luynes, qui dans ses Mémoires parle d'un M. de

1 Denisart, édition de 1771, vo Parlement, no 61.

2 Denisart, édition de 1771, vo Nom, nos 17 et 18; Merlin, Répertoire, vo Noм, § 1, nos 2 et 3, vo SIGNATURE, § 1, no 9, et § 3, art. 4; Charondas, Responses, XI, 73.

3 Bérault, Sur l'article 137 de la Coutume de Normandie; Pesnelle, Sur le même article; Basnage, Sur l'article 100.

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