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§ 4.

Doyat est à Montils-les-Tours avec son ami Me Olivier. Tous les deux gouvernent la France sous le maître dont ils sont les compères. Doyat avait, depuis deux années, fait de longues visites à la cour. Le maître vieillissait, et, à cette heure de sa vie, l'ennui envahissait de plus en plus son âme.

C'était en vain qu'il faisait acheter des animaux rares; c'était en vain qu'il mandait de toutes parts des joueurs d'instruments; c'était en vain qu'il faisait venir du Tyrol, de la Bohême, des bergers qui dansaient devant lui les danses de leur pays; c'était en vain, comme nous l'apprennent ses Comptes, qu'il avait ramené de Bourgogne une belle bourgeoise dijonnaise, l'ennui, l'immense ennui franchissait les murailles hérissées de fer, les fossés semés de chausse-trappes qui entouraient Montils ou Martin-les-Tours. Plus Louis XI s'enfonçait dans la solitude, et plus l'imagination populaire le transformait, comme Doyat, en le grandissant on faisait de lui quelque chose de monstrueux et de terrible. Il semblait que le vieux monarque eût conscience de la répulsion générale, et il rentrait davantage en lui-même. Ses défauts de jeunesse s'accusaient encore plus vigoureusement sur la fin de ses jours. Sentant qu'il n'était pas aimé, il restreignait ses affections. Il avait créé Doyat et Olivier; ne les ayant jamais vu subir d'autre influence que sa volonté, il les aimait comme on aime sa propre image, et il ne pouvait se séparer d'eux.

Montesquieu dit quelque part : « Les faiseurs de chroniques savaient à peu près de l'histoire de leur temps ce que les villageois savent aujourd'hui de celle du nôtre. »

Nous avons pu contrôler, en ce qui touche Doyat, toute la justesse de cette observation. Elle ne suffit pas cependant pour expliquer ce qu'il y a d'incomplet et de faux dans nos vieux historiens. A nos yeux, il faut bien se pénétrer de cette idée que l'histoire dans le passé a été complétement aristocratique. Ecrite auprès des grands seigneurs ou dans les couvents, les chroniqueurs ne reproduisaient que les sentiments et les pensées d'une seule classe, la plus élevée. On ne se rendra jamais compte de la tyrannie féodale et des ressentiments qu'elle sema, si l'on se

borne à lire nos charmants et aimables chroniqueurs; ils ont eu des faiblesses pour la seigneurie jusqu'à sa dernière heure, et la plupart l'ont embaumée en pleurant.

Tenons-nous donc en garde contre les appréciations vulgaires, quand il s'agit de ces plébéiens, ennemis forcenés de l'aristocratie, qui s'appellent Doyat ou Olivier-le-Daim. Si l'on puise aux vraies sources de l'histoire, bien des préventions tomberont, et la lumière équitable et sereine luira pour tous.

Nous n'avons plus, durant ces deux années passées à Montilsles-Tours, de faits particuliers à raconter. Le roi, par lettres patentes du 3 septembre 1482, érige en châtellenie la terre de la Garde-Ferradesche, près de Preschonnet en Auvergne, appartenant aux Doyat, et qui, dix-huit ans plus tard, passait entre les mains d'Henri-Arnaud, ancêtre de MM. Arnaud d'Andilly et de Pomponne. Doyat a désormais une large et somptueuse existence; il possédait à Montmole une maison de plaisance avec des lévriers d'Ecosse, des oiseaux étrangers et des chevaux de prix.

Comme tous les parvenus, il se préoccupa vivement de faire avancer sa famille. Il avait, nous l'avons dit, quatre frères. L'un, Claude, après avoir été prévôt de la cathédrale de Clermont et abbé du couvent de la Valette, au diocèse de Tulle, est élu évêque de Saint-Flour en 1483 1. Le second, Guillaume, devient secrétaire de Jean et lieutenant du bailliage de Montferrand. Le troisième, Godefroid, obtient l'abbaye de Manglieu. Le dernier, Pierre, réunit, après la nomination de Claude de Montfaucon comme gouverneur d'Auvergne, le bailliage de Cusset à celui de Saint-Pierre-le-Moutier. Les quatre frères, qui s'élevaient avec leur aîné, devaient descendre comme lui.

Doyat se conduisait comme si Louis XI eût dû vivre toujours et sans songer que les grands seigneurs humiliés attendaient leur tour avec impatience; ses idées de légiste trouvèrent dans la dernière année du règne, en 1483, une satisfaction entière. Il put croire un instant à la réalisation de son rêve, celui de toutes ces âmes dont l'idéal lointain reposait sur l'unité. Au mois de mai 1483, Doyat avait fait convier les consuls de Clermont aux

1 Voir Gallia christiana, t. II, p. 586.

fiançailles de M. le Dauphin et de Marguerite de Flandre, à Amboise; Guillaume Savaron, l'aïeul de l'illustre orateur du tiers aux états de 1614, avait été délégué par les consuls. Il s'était rendu à Montils-les-Tours pour être présenté au roi le 8 juillet; il nous a laissé le récit de cette présentation.

Qui ne connaît les tendances unitaires de Louis XI? Mais nous avons sous les yeux le témoignage précis d'un témoin, et nous ne résistons pas au plaisir de le citer :

G. Savaron raconte : « Qu'il s'est rendu à Saint-Martin-lesTours où étoit le roi, lequel étoit vêtu de velours cramoisi; la robe fourrée de martre, et longue jusqu'à mi-jambe, avec un brodequin aux pieds, deux bonnets rouges d'écarlate à la tête. Les villes lui ayant fait une grande révérence, ledit sire ôta les bonnets de sa tête qui étoit chauve, les cheveux grisons et pas trop longs, et il leur dit : « Messieurs, soyez les bien-venus, et << merci de m'être venu voir, et vous couvrez tous 1; » ce que firent les bonnes villes, et le bon sire demeura la tête toute nue et il parla sans qu'il ait été proféré par le chancelier, disant «< qu'il vouloit trois choses pour le profit de tout le royaume, « le premier point touchant les marchands; qu'il désiroit qu'ils << marchandassent un chacun ce qu'ils voudroient et franche<«<ment et sans contredit, comme on fait au royaume d'Angle« terre. Le second point est qu'il vouloit mettre ordre à la « justice, afin de faire abréviation des procès, lesquels portoient «grand dommage par faveur et corruption. Le troisième point « est qu'il vouloit une seule loi par tout le royaume, et qu'il n'y «<eût qu'un poids, qu'une mesure et qu'une monnoie ayant

((cours. >>

«Ledit sire, ajoute G. Savaron, proposa encore d'autres choses qu'il seroit trop long de raconter, toujours désirant le profit de son pauvre royaume, lequel en a bien besoin. »

Doyat écrivit à Claude de Montfaucon de convoquer les treize bonnes villes et de les consulter sur les trois points que le roi avait exposés. Personne plus que le comte de Montréal n'aurait contribué à cette révolution; mais Louis XI mourut quelques jours après.

Tous les historiens nous apprennent qu'à son lit de mort, il

1 Voir Registre des délibérations, 1483 (Archives de Clermont).

recommanda au jeune dauphin, Jean de Doyat et Olivier-leDaim. Louis XI était à peine au tombeau (octobre 1483), que Me Simon1, conseiller au Parlement, était envoyé en Auvergne, sur la demande du duc de Bourbon, pour rétablir la juridiction sur les lieux, où, disait-il, Doyat l'avait usurpée.

Le coup n'en était pas moins porté. Qu'importait le procèsverbal de Me Simon? Si Anne de Beaujeu, la régente, était décidée à abandonner les instruments dont s'était servi son père, elle ne voulait abdiquer aucun des principes de son gouvernement.

La réaction féodale commençait. Tous les membres de la maison de Bourbon étaient accourus auprès de la régente; tous, ayant été plus ou moins froissés, requéraient impérieusement vengeance et réparation.

La première victime fut Olivier-le-Daim. Il fut livré au duc d'Orléans qui bénéficia de la confiscation de ses biens. On l'accusa de je ne sais quel crime, et il fut traité avec barbarie. On fit porter au comte de Meulan un carcan dans son cachot, et un chirurgien fit rapport qu'il était blessé par ses fers. Le Parlement, après avoir délibéré si l'on avertirait le jeune roi, décida, sous l'influence du Conseil de régence, que Charles VIII ne serait pas averti. Olivier, c'est le greffier qui le rapporte, monta sur le gibet avec la plus grande fermeté, et en vrai bourgeois, il se préoccupa vivement du payement de ses moindres dettes.

:

Son supplice était le présage de ce qui attendait Doyat. Son ennemi personnel, le vieux duc de Bourbon, avait été investi de la lieutenance générale du royaume et de la charge de connétable. Après la séparation des états généraux (mars 1484), deux factions, celle d'Orléans et celle de Beaujeu, s'étaient formées pour gouverner la dissension s'était mise entre elles. Le duc d'Orléans était parti pour la cour du duc de Bretagne. Les Beaujeu triomphaient. Jean de Bourbon, tout entier à ses ressentiments, fait, le 14 mai 1484, arrêter en Auvergne Doyat, son frère Guillaume et les principaux officiers du bailliage de Montferrand. Ils sont conduits dans les prisons de Moulins. Jean de Doyat revendique pour lui une autre juridiction, et il inter

1 Voir Archives de Montferrand, manuscrit de la bibliothèque de Clermont.

jette appel devant le Parlement. Il est alors conduit à Paris et enfermé au Petit-Châtelet.

Il nous reste à faire connaître les incidents de ce procès dont nous avons lu le dossier aux Archives du royaume. Ce n'est pas un des côtés les moins intéressants de notre tâche.

Nous ne voulons pas discuter un à un les chefs d'accusation portés contre Doyat. Il suffirait de rapprocher les différents actes de son administration, aujourd'hui bien connue, pour réfuter les imputations vagues qui sont dirigées contre lui. Non, nous n'avons pas affaire à un concussionnaire; ce n'est pas un dilapidateur que le duc de Bourbon poursuit ; ce n'est pas un rebelle à l'autorité royale, comme le dit le réquisitoire, qui est déféré au Parlement. C'est un plébéien affamé de justice que la féodalité expirante veut pendre; c'est un de ces maudits hommes de loi sur qui la haute noblesse veut venger les atteintes mortelles portées à ses priviléges depuis trois cents ans ; et si un corps de légistes va sacrifier ainsi l'un des siens; si le Parlement n'est pas assez fort pour résister aux ordres de cette autorité monarchique qu'il a fondée et étendue démesurément, n'en ayons ni souci, ni crainte! l'œuvre commencée ne s'achèvera pas moins. Ce sera un de ces exemples ajoutés à tant d'autres, où les institutions ont marché et progressé, supérieures aux hommes qui les mettaient en jeu et les immolaient au besoin, sans rien céder de la tâche commune.

$ 5.

C'est le duc de Bourbon qui accuse1; c'est à sa requête que le procès s'instruit. Trois commissaires sont nommés: Martin de Bellefaye, Jehan Pollieu et Jacques Chambellan. Pour ne pas faire profiter Doyat des grâces attachées à l'entrée du nouveau roi à Paris, au retour du sacre, la Cour rend un arrêt par lequel le prisonnier est transféré de la Conciergerie en l'abbaye de Saint-Germain des Prés, puis au château de Sèvres (1er juillet 1484). — Charles VIII entre à Paris le 5; Doyat est ramené le 30 et conduit au Petit-Châtelet.

Il élève incident sur incident, interjette appel des décisions

1 Archives du royaume, section judiciaire, registre 49, cote x 8861.

TOME IX.

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