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gens morts de faim dans les rues, d'autres se dévorant les bras; les misérables se plaignaient que les hôpitaux ne voulussent pas les recevoir : « qu'il n'y arrivoit que des paillards, des coquins, des ivrognes, et non pas ceux qui en avoient besoin : qu'il falloit y porter quelque chose pour y être admis. » La mortalité, engendrée par la peste, était venue se joindre à la famine. On ne rencontrait plus personne ni dans les églises ni sur les places. Chacun se renfermait chez soi. La ville entière était dans la désolation.

Doyat, qui était auprès de Louis XI, accourt. Il rassure tout le monde par ses bonnes paroles, met fin aux abus des hôpitaux, distribue de nombreuses aumônes, donne des secours de toute nature (nous en avons trouvé la preuve), arrête les accaparements des grains, assure l'arrivage des blés par le port de Joze sur l'Allier, et, par sa présence d'esprit, calme les terreurs de toute la population.

Ce ne fut pas sa seule bonne action; il fut doux habituellement, doux envers toutes les misères. Dans ces âmes passionnées à l'excès, Dieu mit aussi la bonté. Doyat recevait habituellement les suppliques de ceux qui se plaignaient d'être trop imposés. Il assemble un jour les consuls (7 avril), il leur dit : << qu'il vouloit mettre paix et union parmi tous, et qu'il étoit nécessaire que les plaignants et les taxateurs fussent mis en présence, pour entendre les uns et les autres. » Ils sont assignés pour le lendemain. Alors se présente une femme, la veuve d'Etienne Guilheret, cellier de Clermont, appelée Ancelle Bompart, fille de feu Jean, ancien bailli de Courpière. Elle expose à M. le gouverneur que son mari a mangé sa fortune par sa mauvaise conduite, l'a abandonnée et l'a laissée avec quatre petits enfants; qu'elle est surchargée sur le rôle des impositions et qu'elle n'a pu obtenir de diminution. Doyat écoute avec bienveillance et présente lui-même la requête aux consuls, en leur disant : « Veuillez, je vous prie, faire pour cette supplication ce que vous voudriez que je fisse pour vous. »

Il était appelé à Cusset pour armer les murailles; mais avant de partir, il convoque encore les consuls et leur dit : « Qu'il s'émerveilloit fort d'eux, car il avoit appris que l'on avoit donné la taille à une lingère, qui demeuroit sur les Carmes, femme d'un nommé Pierre Delatour; et aussi il leur rappela qu'il avoit

adressé requête autrefois pour la femme d'Etienne Guilheret, et qu'il ne savoit si l'on y avoit obtempéré; qu'à son retour de Cusset, il payeroit, s'il le falloit, la taille de ladite Guilheret. >> Il fut fait droit à ces deux demandes.

Quand nous voyons Doyat si accusé, si redouté, prendre la défense de deux pauvres femmes, nous nous reportons aux Comptes de Louis XI, où nous lisons: «Un écu à une femme dont les levriers du roi ont étranglé la brebis; autant à une femme dont le chat a été dévoré; autant à un pauvre homme dont les archers ont gâté le blé en traversant son champ 1. » Pourquoi chercher un système dans ces actes de justice? Pourquoi vouloir absolument en trouver le mobile dans le plan arrêté d'avance de se rapprocher du petit peuple? A coup sûr, plus d'une fois, l'ordre moral a été sacrifié dans ces temps troublés; mais si les contemporains ont apprécié avec autant de sévérité le règne de Louis XI, il faut en rendre hommage à la conscience publique, qui s'éveille et qui juge pour la première fois, avec l'intolérance admirable de la jeunesse et aussi avec l'ignorance du milieu social et des mœurs. Louis XI, vivant un siècle plus tôt, ne nous serait pas parvenu avec cette physionomie sinistre.

Plus d'une circonstance nous révèle que Doyat, par certains côtés, était supérieur à son époque. Il ne brûlait pas les sorciers, ô miracle La rumeur publique désignait un certain moine comme invocateur de l'ennemi, c'est-à-dire du diable; on l'avait mis au secret; Doyat alla le voir, causa longuement avec lui, prit ses livres et les lut. Après quoi il mit le pauvre moine en liberté. Il n'en fallait pas davantage pour être suspect de sorcellerie, et ce fut plus tard, comme nous le verrons, un chef d'accusation devant le Parlement.

Que le gouverneur ne nous fasse pas oublier le légiste! S'il avait détruit l'autorité temporelle du cardinal de Bourbon, il n'oubliait pas le duc Jean. Malgré le dernier arrêt du Parlement, les juges seigneuriaux recommençaient leurs usurpations. Ne se fiant qu'à lui-même, et profitant de son crédit sur l'esprit de Louis XI, Doyat avait fait momentanément réunir au bailliage de Montferrand celui de Cusset. Il protestait, par ses sergents,

1 Voir Archives du royaume, registre des comptes x, années 1469, 1470. 2 Voir Chabrol, Coutumes d'Auvergne, t. IV.

contre la moindre dérogation aux prérogatives souveraines. Il avait rendu une ordonnance pour régulariser le service des groffes; le payement des droits du fisc s'opérait jusqu'alors irrégulièrement. Les appels dans les justices du duché étaient nombreux, et pourtant le trésor percevait avec difficulté ses émoluments, grâce aux entraves de tout genre et à la cupidité des officiers seigneuriaux. Doyat les rendit responsables des deniers du roi. Autre crime qui lui sera reproché!

La haine qu'il excitait dans le Bourbonnais croissait avec son autorité. Il y mit le comble en prenant une suprême mesure. Il proposa à Louis XI de faire tenir de grands jours à Montferrand (avril 1481)'. Mathieu de Nanterre, président de Chambre au Parlement, cinq conseillers, un maître des requêtes, un substitut du procureur général, un greffier, deux secrétaires, furent délégués pour composer la cour. Ils furent solennellement reçus à Clermont par Louis de Bourbon, comte de Montpensier, oncle de Jean II, et par Doyat.

Ce n'était pas la première fois que Louis XI avait recours à ces assises extraordinaires. Aucun monarque, jusqu'à lui, n'avait autant utilisé leur redoutable influence. Créés d'abord pour la Champagne et la Normandie, les grands jours y avaient rendu plus facile la consolidation du pouvoir monarchique. Etendue ensuite à d'autres provinces, cette institution fut une arme dont Louis XI se servit habilement. Quatre fois déjà, des commissaires, délégués par lui et choisis parmi les conseillers du Parlement et les maîtres des requêtes, étaient allés réprimer en Poitou et en Guyenne des tentatives de tyrannie féodale. Les grands jours de Poitou (1454), de Thouars (1457) et ceux de Bordeaux (1456 et 1459) avaient rendu d'immenses services; leurs procès-verbaux sont autant de chapitres intéressants de la lutte acharnée de la royauté contre les résistances locales. Représentants de la justice aussi bien que de la haute administration, ils jugeaient sans appel et rédigeaient des règlements sur toutes les matières. Ils promenaient ainsi dans chaque province l'image de la royauté 2; ils en faisaient une sorte de papauté infaillible dont ils étaient les légats.

1 Voir Savaron, Pièces justificatives.

2 Voir Chéruel, Notice sur les grands jours.

Les grands jours de Montferrand s'annoncèrent comme chargés de réformer tous les abus dans les fiefs du duc de Bourbon, le Nivernais, le Bourbonnais, le Forez et dans la Marche appartenant au sire de Beaujeu depuis la confiscation des biens du duc de Nemours.

Doyat, comme bailli de Montferrand et de Cusset, était adjoint au substitut du procureur général. Il évoqua devant les commissaires toutes les causes de juridiction royale. Sous prétexte que le roi était protecteur de la discipline ecclésiastique, les affaires concernant les églises, les établissements religieux, furent portées à Montferrand; il en fut de même de toutes les actions se rattachant aux lettres émanées de la chancellerie, les demandes en restitution, en rescision, les bénéfices d'âge, d'inventaire, etc. Les jugements, rendus dans ces causes par les baillis seigneuriaux, furent redressés; les nombreux appels interjetés dans l'apanage furent vidés. Doyat envoyait ses sergents recueillir toutes les plaintes et faisait donner droit par la cour. Elle statua sur tous les délits commis dans le fief, soit contre les personnes, soit contre les propriétés, en vertu de ce principe que c'était un devoir de la royauté de maintenir partout la paix publique.

Il devait y avoir dans la tête de ces plébéiens, gens de loi, des éclairs de justice absolue, des pressentiments vagues de l'avenir ! Et alors, dans ces courts moments de rêve, quelles joies! Mais, en se réveillant, quelles haines !

Pendant la durée des grands jours, Doyat remua toute la France centrale. Les populations comprirent qu'au-dessus de leur duc, il y avait le roi, et qu'une seule justice était bonne, la justice royale. Pendant six mois consécutifs, on jugea à Montferrand. Les juges seigneuriaux furent cités devant les commissaires; des réprimandes leur furent adressées. En vain, Jean de Bourbon écrivit, pour se plaindre, directement à Louis XI; en vain, le sire de Beaujeu protesta et réclama le ressort du Parlement pour son comté de la Marche; les assises se continuèrent, et elles se levèrent seulement quand le rôle fut vidé 1. Des menaces, des injures, furent proférées contre Doyat par les gens du duc de Bourbon. En leur présence et à la dernière audience, le

1 Voir de Barante, les Ducs de Bourgogne, dernier volume, et Savaron, Pièces justificatives; Chroniques de Jean de Troyes, année 1481.

grand-bailli fit rendre un arrêt solennel qui révisait son passé entier, contenait réparation et rendait témoignage de ses loyaux services.

Ce ne furent pas les seuls qu'il rendit à cette époque à la cause monarchique. Dans le plan préconçu que Louis XI avait porté sur le trône, nous savons que la destruction du duché de Bretagne était entrée. C'était un poste avancé pour les Anglais. Louis XI, connaissait les desseins du duc de Bretagne et les alliances hostiles qu'il avait conclues; aussi tenait-il en Normandie une armée prête à se porter également chez les Bretons ou chez les Flamands. Le duc continuait toujours à se préparer à la guerre (1483).

Il avait fait acheter à Milan la grande fabrique d'armes de l'Europe, une quantité considérable de casques, de cuirasses, de harnais. On avait emballé ces armures comme des marchandises et des draps de soie; ce convoi traversait le royaume, à petites journées, sur des mulets conduits par des Lombards. Ils avaient échappé à tous les yeux. Arrivée dans les montagnes d'Auvergne, cette longue caravane attira l'attention des gens de Doyat. Ils découvrirent ce que portaient les mulets, les arrêtèrent, et Doyat en écrivit au roi, qui confisqua les marchandises et lui en fit présent.

Le 25 mars, même année 1481, il est appelé à Montils-lesTours et chargé d'une autre mission. Il faut déterminer la noblesse et les habitants des treize bonnes villes d'Auvergne à réunir leurs efforts pour résister aux troupes de Marie de Bourgogne. Doyat revient à Clermont tenir les états et obtient d'eux ce qu'il leur demande. Louis XI, ne pouvant plus se passer de son dévoué serviteur, le rappelle définitivement à lui, et le 20 février 1482, Claude de Monfaucon est nommé gouverneur.

On garda longtemps souvenir en Auvergne de l'administration de Jean Doyat. Il avait frappé les imaginations. Des noëls transmirent, dans les veillées des campagnes, son nom entouré à la fois de respect et de crainte; et il fallut la commotion de 1789 pour qu'il tombât dans l'oubli.

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