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Il procéda, comme un légiste, en vertu des ordonnances en vigueur et de la jurisprudence du Parlement. On n'était plus au temps de Beaumanoir, on ne rangeait plus les justices dans la hiérarchie féodale. L'on ne supposait plus que partout où le roi dominait, les seigneurs tenaient de lui la justice en fief: ces idées avaient fait leur temps. Ce n'était plus de ce principe que les légistes royaux concluaient au droit de ressort et d'appel. La royauté, en fait, était devenue autre chose qu'un pouvoir féodal. Son autorité s'appuyait sur les textes du droit romain.

D'autres avantages qu'elle avait laissé tomber, dans la confusion des guerres civiles, avaient été, depuis la fin du règne de Charles VII, hautement revendiqués; tel était notamment le droit, pour la couronne, de partager avec les seigneurs les priviléges de souveraineté sur leurs propres domaines. L'ordonnance de 1439 leur avait défendu d'avoir sur leurs terres des gens de guerre; il leur avait été interdit d'obliger les habitants de leurs seigneuries à payer blé, vin, vivres, argent, pour ravitailler places et forteresses, et d'augmenter les droits sur les marchandises traversant leur fief.

Louis XI fit un pas de plus : une année après la nomination de Doyat au bailliage de Cusset, et sur son instigation, une ordonnance (20 avril 1478) permit aux habitants des villes et des bourgs où les seigneurs étaient châtelains, de se dispenser du guet et de la garde, moyennant une légère redevance. Le bon vieux temps était passé.

Doyat commença des enquêtes minutieuses. Elles établirent d'énormes abus. Les officiers du duc de Bourbon mettaient obstacle aux appels devant le Parlement; ils empêchaient que les commissions des juges royaux ne s'exécutassent dans le duché; ils emprisonnaient ceux qui en étaient porteurs ; ils s'opposaient à la demande de lettres de chancellerie ou faisaient payer aux parties le double des frais; ils forçaient les sergents royaux à se servir du greffe seigneurial, les vexaient, leur suscitaient des procès pour empiétement de pouvoirs ; ils allaient jusqu'à contraindre au désistement les plaideurs qui avaient introduit leur cause devant la justice royale.

On retournait au treizième siècle. Les juges du duché connaissaient même des cas privilégiés. Ainsi, ils ne renvoyaient devant les bailliages royaux de Montferrand ou de Saint-Pierre-le-Mou

tier ni les faux monnayeurs, ni les manans surpris en chasse, ni les meurtriers, ni ceux qui troublaient la paix publique, ni les faussaires. Tous les mécréants étaient jugés, pendus ou brûlés par les officiers du duc. Chose plus grave! Jean de Bourbon délivrait des lettres de grâce, de rémission, de respit, de rescision, afin de permettre à ses justices de connaître des affaires qui en découlaient.

Il créait des foires, des marchés, établissait à son profit des droits de péage. Les notaires n'osaient plus apposer aux contrats le scel royal, et la chancellerie ducale octroyait, tout comme il y avait deux cents ans, les lettres, qu'il appartenait à la couronne seule de donner. Personne, en un mot, dans le fief, n'osait recourir à la justice souveraine. Les abbayes de fondation royale et qui, par charte spéciale, ne pouvaient ressortir que des juges royaux, étaient même forcées d'abandonner leurs droits '.

Riom et Moulins étaient chefs-lieu des bailliages des duchés d'Auvergne et de Bourbonnais. La justice royale siégeait à Montferrand. Doyat commença la lutte. Il envoya à Riom et à Moulins les avocats et le procureur du roi, pour remontrer gracieusement aux officiers de Jean de Bourbon leurs usurpations et leurs abus.

De par le roi, les envoyés requirent lieu et audience: on les leur refusa. Quelques jours après, Jean de Lamothe, l'un des lieutenants de la sénéchaussée ducale, arracha des mains d'un sergent de Montferrand les lettres royales, brisa en mille pièces le sceau, emprisonna le sergent, disant tout haut « qu'il avoit pouvoir de ce faire. »

Ces forfaits étant constatés, Doyat envoya un mémoire à Louis XI. Toutes les exactions du duc y étaient relevées une à une, toutes les infractions aux ordonnances y étaient signalées. Jean de Bourbon avait un corps d'archers; il fortifiait ses places, battait monnaie. Il avait enfin exclu de l'assemblée des États d'Auvergne et du Bourbonnais les députés des villes affectionnées au roi.

1 Bibliothèque de Clermont (manuscrit) procès-verbal du lieutenant général du bailli de Montferrand, arrêts du Parlement, provision, procèsverbal du commissaire Avin contre les entreprises et violences des juges de la duché d'Auvergne à Riom. Voir Histoire générale de la maison de France, par Sainte-Marthe, p. 54.

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Louis XI transmit ce mémoire au Parlement de Paris (17 janvier 1479), et des lettres de commission furent données à un conseiller, Jean Avin; le roi lui adjoignit Doyat1.

Les commissaires avaient pour mission de procéder à une enquête officielle « sur les usurpations et entreprises que M. le duc de Bourbon, ses juges et officiers en la duché de Bourbonnois et d'Auvergne, et autres lieux, s'efforçoient journellement faire sur l'autorité et juridiction du roi. » Avin et Doyat agirent résolûment.

Un bourgeois de Riom avait recouru au roi. Il s'agissait d'un cas privilégié. La justice seigneuriale refusait de donner acte de

ce recours.

Ce fait était arrivé à la connaissance des commissaires. En vertu de leur ordonnance, Jean Dupuy, procureur du roi, est envoyé à Riom, accompagné de Pierre de Saugerolle, son substitut, de Me Michel Bourcher, conseiller du bailliage de Montferrand, et d'Antoine Eyrault, un des greffiers, pour dresser procès-verbal au sieur de La Mothe et aux autres officiers du duc des nouvelles surprises, torts et griefs par eux commis. Le procureur du roi trouve messire de La Mothe en fonctions, et lui demande lieu et audience pour le roi, selon les expressions consacrées. «La Mothe, dit le procès-verbal, avec fierté et insolence, et usant de grosses paroles et menaces contre Jean Dupuy et sa compagnie, voire de les mettre en prison s'ils faisoient semblant de dire mot, refusa d'octroyer au procureur du bailliage lieu et audience. >>

Jean Dupuy interjette aussitôt appel. Eyrault, le greffier, ayant déclaré qu'il adhérait à l'appel au nom de la partie qui avait recouru au roi, le lieutenant du duc le fait immédiatement prendre au corps, le détient prisonnier environ un mois, sans vouloir l'élargir, « comme si Eyrault eût été hérétique, et le dit lieutenant juge et inquisiteur de la foy. » Jean Pelletier, chancelier du Bourbonnais, à qui il en fut référé, donna raison à son lieutenant.

Avin et Doyat n'hésitèrent point. Le 23 février, ils se transportèrent en la ville de Moulins, et, le lendemain, mandèrent

1 Bibliothèque de Clermont (manuscrit). Copie des lettres données à Me Avin, conseiller du roi en sa cour du Parlement. Voir Chroniques de Jean de Troyes (1479), et le Compendium de Gaguin.

Me Michel Cordier, sergent royal, pour signifier à Jean Pelletier et aux principaux juges et officiers du duché, qu'ils eussent à se présenter devant eux, à onze heures du matin, en leur logis, à l'hôtel où pendaient pour enseigne les quatre fils Aymon. - Le chancelier et les officiers comparaissent; ajournement leur est donné devant le Parlement pour le 20 mars suivant, sous peine de bannissement et de confiscation, et sommation est faite par les commissaires de donner désormais, en lieu convenable, audience aux gens du roi, parce qu'il est, ajoute Doyat, le chef et le souverain sur tous les princes et seigneurs du royaume 1.

Un premier arrêt du Parlement ordonne l'arrestation des juges et officiers du duc; un second, qu'il soit procédé à leur interrogatoire; un troisième, fait défense à Jean de Bourbon « de ne rien attenter ni innover au préjudice du procès pendant en la cour et des lettres des commissaires. >>

Malgré ces arrêts, les abus se continuaient. Doyat fit alors procéder à la mise à exécution régulière du dernier arrêt provisoire. Le 16 juin, les commissaires, les avocats et procureur du roi, accompagnés de sergents, partent de Montferrand et arrivent à sept heures du matin à Riom, afin de se trouver à l'audience du bailliage ducal et faire exécuter solennellement les lettres et provisions: ils trouvent le siége levé. Dès cinq heures du matin, les juges avertis étaient entrés en séance. On déclare formellement à MM. les gens du roi que les officiers de M. le duc avaient avancé l'heure de l'audience, afin qu'on ne pût les surprendre ni procéder judiciairement à l'exécution annoncée. Le procureur du roi ordonne alors qu'on y procédera à une heure après midi; il fixe l'audience sur la place publique appelée Taules, et il le fait crier par la ville.

A l'heure indiquée, l'avocat fiscal, le lieutenant particulier, le procureur général du duc de Bourbon, se portent à l'hôtel où logeaient les officiers du roi, et ils sont accompagnés de sergents et de personnes armées: ils parlent avec arrogance. Doyat se met au balcon, leur fait commandement d'assister à l'exécution qui va avoir lieu; et en effet, les gens du roi, suivis des avocats et procureurs de M. le duc et de la foule accourue, se transportent sur la place des Taules. Un siége est dressé sur un banc paré

Voir le procès-verbal. Bibliothèque de Clermont, manuscrit.

TOME IX.

d'un bathier à carreaux. Doyat s'y installe, fait cesser le tumulte et les cris, et donne la parole au demandeur. Me Jehan Dupuy, pour le procureur général du roi, comparaît et requiert l'exécution provisoire des lettres et arrêts; il conclut, en outre, « à ce que défense soit faite à M. le duc, ses juges et officiers, qu'ils n'aient à intenter, ni innover en aucune manière, ni troubler les officiers du roi, ni empêcher la connoissance des droits royaux et cas privilégiés. >>

Me Guay, au nom des officiers du duché, fait des observations contre l'exécution des arrêts du Parlement. Il dit «que le roi, en baillant le duché d'Auvergne aux prédécesseurs de M. le duc, n'avoit rien retenu, fors seulement le forgement des monnoies, et que de tout le surplus mon dit seigneur avoit joui depuis le temps de son apanage. »

Les avocats et le procureur du roi répondent «qu'ils n'ont pas à entrer dans toutes ces questions; qu'ils exécutent seulement ce dont ils sont chargés; » et ils réitèrent les défenses, à peine de 100 marcs d'or.

Me Guay récuse alors formellement les commissaires, comme étant parties en cause. Doyat l'interrompt, en disant qu'il ne peut être récusé, qu'il ne fait que ce qui est mandé par le Parlement; et procès-verbal est signé séance tenante.

Ainsi se passa cette journée mémorable, et les gens du roi revinrent à Montferrand, après avoir rétabli l'autorité royale.

Nous avons voulu donner ces détails : ils ne pouvaient être inutiles. On y voit, une fois pour toutes, naître les incidents qui, en pareille circonstance, se sont élevés dans presque toutes les seigneuries.

Gervais de Beaumont, lieutenant général et bailli de Montferrand, désigna Antoine Lancement, un des conseillers du bailliage, pour opérer de pareilles mises à exécution dans les autres villes importantes du Bourbonnais et de l'Auvergne. Doyat y veilla scrupuleusement, et fit délivrer par le roi de nouvelles lettres confirmant les premières. Les justices du duché ne s'en relevèrent pas, la juridiction souveraine reprit partout son empire.

Cependant, le procès contre les officiers du duc continuait à s'instruire devant le Parlement : la procédure fut longue. Jean de Bourbon déclara, par lettres authentiques, que ses officiers

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