Page images
PDF
EPUB

déjà moins désintéressé, qui l'avait compromis dans la prédication catholique et féodale, quand il écrivait la préface de la Vigie de Koat-Ven.

M. Eugène Süe, j'en demande pardon aux austères parrains de sa candidature politique, M. Eugène Süe n'a jamais été qu'un grand amuseur public que l'engouement très-peu justifié de notre époque a condamné, et c'est moins son tort que le nôtre, à une série de travestissements littéraires où sa fantaisie a toujours très-habilement servi son intérêt. M. Süe appartenait à l'école désespérée quand lord Byron était à la mode, à l'école monarchique au bon temps de M. de Montlosier et de M. de Bonald, à l'école libérale et sceptique après Juillet, à l'école socialiste avant Février, à l'école anarchique après la révolution de 1848. Mais s'il a suivi avec une incontestable habileté le courant de ces différentes époques qu'il a traversées avec un bonheur si constant, ce n'est jamais lui qui a donné l'impulsion. Il l'a reçue. C'est la société elle-même qui le poussait. Marche! marche! lui criait cette société à la fois si affairée et si légère, si préoccupée d'intérêts positifs et si avide d'émotions factices; marche à tout prix! pourvu que je me sente entraînée à ta suite dans ces amères et frivoles jouissances de la lecture rapide qui est la soif des esprits blasés. Marche! et M. Eugène Süe a marché; tant qu'à la fin, après avoir usé sa veine, son talent, jusqu'à sa conscience, au service de cette société exigeante et ennuyée, il s'est retourné un matin contre elle, toujours pour l'amuser.... Ce fut alors que parurent les Mystères de Paris. Il est facile aujourd'hui de s'indigner contre cette publication (elle nous a été assez reprochée !...) qui signalait un changement si soudain dans la manière de l'auteur, en même temps qu'elle marquait une sorte de renaissance de son talent

rajeuni. Quand ce livre parut, je ne parle que de la teinte. philanthropique que l'auteur y avait adroitement répandue, un incroyable engouement de toutes les classes de la société l'accueillit. Certes, nous étions une société de tout point meilleure, plus véritablement bienfaisante, plus morale, mieux organisée que ce roman ne nous montrait. N'im porte, nous aimions cette brutale férule qui venait tout à coup réveiller et gourmander notre indifférence endormie; nous aimions ce moraliste bien ganté, à la frisure irréprochable, aux bottes vernies, bourgeois-grand seigneur, philanthrope à manchettes, qui étudiait la misère du peuple au fond d'un boudoir, et censurait l'insolente richesse du haut de son tilbury. Nous aimions ce conteur, comme les courtisans de Louis XV (je rapproche, je ne compare pas) aimaient le Petit Carême de Massillon, comme la noblesse de l'époque encyclopédique battait des mains en voyant. quelques écrivains populaires et bien rentés ébranler philosophiquement les portes du temple, en attendant d'enfoncer celles du palais. Telle a été aussi la destinée de M. Eugène Süe. Il s'est usé au service de la lâcheté intellectuelle et de la décadence littéraire de notre triste époque; et aujourd'hui, à force de marcher en avant dans ces terres inconnues où le besoin de chercher des ressources de style et des sujets de composition l'a poussé, M. Eugène Süe est parvenu à toucher le point du cercle, parcouru par sa plume infatigable, où l'avenir rejoint le passé. Il essaie en ce moment, dans une sorte de palingénésie démocratique et sociale, de rattacher le dix-neuvième siècle à la cLxxxie olympiade, la querelle des prolétaires socialistes à celle des Gaulois conquis et dépouillés par l'invasion germanique, la haine des modérés à celle des Francs ripuaires. Il est en train de coudre l'année 1850 à l'an 57

avant J.-C. Ce n'est plus assez du phalanstère, il nous fait rebrousser jusqu'aux forêts de la Gaule celtique; il nous ramène droit aux autels sanglants des druides. Et dites que nous ne sommes pas le siècle du progrès !

Le héros des Mystères du Peuple est un M. Marik Lebrenn, descendant de Brennus, qui vend du calicot rue SaintDenis. Le sujet du livre, « c'est, dit l'auteur, l'histoire d'une famille de prolétaires à travers les âges. » Sa doctrine économique, c'est la revendication des terres volées par l'invasion franque; sa théorie politique, un champ de mai; sa religion, le druidisme; quant au style, c'est du gaulois qui se défend presque toujours d'être français.

Le citoyen Lebrenn, grand mangeur de rois, a pris part à l'insurrection de Février avec son fils Sacrovir Lebrenn, son gendre Georges Duchêne, sa femme Henory, sa fille Velleda, sa servante Jeanike, son garçon de caisse Gildas, et toute la boutique, tous Gaulois pur sang; car, après la religion des druides, ce que cette famille a de plus à cœur, c'est le culte de « cette bonne vieille petite mère l'insurrection, » qui aussi bien est le génie et l'inspiration de ce livre. Pendant les journées de Février, Marik Lebrenn se bat avec tous les siens sur les barricades de la rue Saint-Denis (où l'on ne s'est pas battu). Les femmes font de la charpie et encouragent du geste, de la voix,, du regard, à travers les barreaux du premier étage, les énergiques combattants de cette lutte imaginaire. Après la bataille, Lebrenn sauve la vie à un colonel de dragons, quelque descendant des Francs, yeux gris clair, nez en bec d'aigle, cheveux d'un blond pâle, le comte Gonthran Neroweg de Plouernel. Ce comte, naturellement, avait voulu débaucher la fille du bourgeois qui, non moins naturellement, lui pardonne. Lebrenn sauve aussi des gardes municipaux, que M. Eu

.

gène Süe accuse d'avoir tiré les premiers; ce qui est historiquement faux. Puis, au moment où la charrette, qui porte les cadavres du boulevart des Capucines, passe devant l'Épée de Brennus (c'est ́l'enseigne de la boutique de Lebrenn), le marchand de calicot proclame la République. Il proclame la République, lui, le 23, un simple bourgeois, bien avant M. de Lamartine, avant M. Louis Blanc, avant M. Ledru-Rollin, avant M. Watripon, avant M. Landolphe, avant tous ceux qui aujourd'hui revendiquent l'honneur de cette invention, comme d'avoir pris le Louvre en 1830. M. Eugène Süe a souvent de ces malices.

La République proclamée, l'auteur nous fait sauter sans transition, et pour cause, par-dessus les actes du gouvernement provisoire, de la commission exécutive et de la dictature du général Cavaignac. Nous sommes en 1849. Le descendant de Brennus est au bagne de Rochefort, sous le n° 1120. Quel est son crime? Il a été pris parmi les insurgés en juin 1848 et condamné par un conseil de guerre. Quelle est son excuse? Il venait apporter des paroles de paix aux combattants. Vraie ou fausse, son excuse est accueillie. Le comte de Plouernel (yeux gris clair, nez en bec d'aigle) demande et obtient sa grâce. Marik Lebrenn est rendu à sa famille. Le récit s'arrête là.

Mais le récit, comme vous voyez, n'est rien. Il est amusant et nouveau comme une histoire de la révolution de Février. Ce qui est tout à fait neuf, ce qui marque dans la nouvelle manière de M. Eugène Süe le niveau où son intelligence est parvenue et la source où son imagination blasée va puiser désormais ses inspirations, ce sont les théories historiques, les réflexions morales, tout ce système d'exhumation des vieilles querelles de races; c'est ce réveil des haines qui fermentaient il y a deux mille ans au cœur de

nos pères quand l'invasion franque vint les dépouiller et les asservir; c'est la poursuite de cette vengeance rétrospective sur les descendants présumés des envahisseurs; c'est l'imbécile et absurde prétention qu'il y ait encore en France, par suite de la conquête germanique, des vainqueurs et des vaincus, des opprimés et des oppresseurs, des seigneurs et des serfs, des pauvres et des riches du fait de la loi salique, des Gaulois et des Francs! Oui, voilà ce qui est nouveau dans l'assoupissante histoire de M. Eugène Süe. C'est la seule diversion qui s'y rencontre à l'intolérable ennui qui semble planer sur l'œuvre entière, tout le temps qu'elle ne dépasse pas les bornes de la littérature démocratique et sociale. Mais quand l'auteur des Mystères du Peuple s'applique non plus seulement à entretenir les animosités et les colères du présent ( hélas ! ce serait bien assez ! ), ́mais à leur chercher de vieilles origines, à leur composer pour ainsi dire un blason et une généalogie; quand il emprunte à l'érudition ses armes les plus éprouvées pour les tourner, avec un art perfide, contre la société moderne, au profit des passions les plus méchantes et des préjugés les plus aveugles; quand il greffe en quelque sorte la guerre civile sur le vieux tronc dépouillé et caduc des antiquités gauloises et qu'il fait sortir, des bois sacrés de la Gaule primitive, la démagogie hurlante, pillarde et meurtrière du dix-neuvième siècle, comme la représaille d'une injure que dix-neuf cents ans de durée n'ont pas su prescrire; et quand l'insurrection est le dernier mot de cette théorie archéologique, quand les poignards, les fusils homicides et les torches incendiaires brillent à travers leş arguments, et qu'on voit la foudre toute prête à sortir de ces nuages amoncelés de la fausse érudition, du faux patriotisme et du faux goût; à ce moment, dis-je, quand on

« PreviousContinue »