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genre contre les réformateurs contemporains, ses disciples, ses amis ou ses rivaux. Je me garderai bien de l'imiter en parlant de lui. Il m'est impossible, en effet, de ne pas prendre M. Proudhon au sérieux. Sous sa main l'artillerie légère n'est que l'auxiliaire du gros canon. Les Confessions d'un révolutionnaire contiennent un laborieux exposé de son système économique et de sa théorie politique; et cela, j'en réponds, est fort sérieux. L'absurde, même quand il arrive à cette limite qui semble défier la mélancolie, ne m'a jamais fait rire, ni moi, ni, je crois, personne. Les réformateurs le savent bien; et c'est sur cette alliance adultère du sérieux et de l'absurde, sur la puissance mystérieuse et irrésistible de ce mot profond : Credo.quia absurdum, qu'ils fondent les plus solides espérances et les plus fermes calculs de leur ambition. J'ai lu avec toute l'attention dont je suis capable, j'ai essayé aussi de comprendre avec tout l'effort de mon esprit (je sais que c'est peu dire), le système économique de M. Proudhon, le mécanisme de sa banque, son capitalisme universel, son crédit gratuit, sa commandite illimitée, et j'avoue en toute humilité, et tout compte fait, que je n'y ai rien compris, qu'à l'heure qu'il est je n'y comprends rien. La banque du peuple est allée rejoindre, dans un monde meilleur, cette foule plaintive des trépassés du socialisme que nous visiterons tout à l'heure en compagnie de M. Proudhon. Que sa liquidation lui soit légère! La banque du peuple est morte; cela ne veut pas dire qu'elle ne fût pas née viable; mais n'en parlons plus. Je ne l'ai pas comprise; c'est ma faute. Passons aux théories politiques de M. Proudhon, à celles dont il dit : « Cela est vrai, parce que cela ne peut pas ne pas être vrai ! »

Ici je parlerai sans détour, avec la sincérité qu'autorise

la franchise provocante des opinions que j'ai à juger. La théorie politique que M. Proudhon expose dans les Confessions d'un révolutionnaire, si elle n'est pas l'injurieux défi que l'ironie d'un sophiste adresse à la raison de tous, cette théorie ressemble au rêve d'un malade ou d'un fou. Elle a, de quelque côté qu'on l'envisage, histoire ou philosophie, morale ou tradition (et le talent à part, qui n'y manque pas), tous les caractères d'une incroyable hallucination d'esprit. « La dialectique m'enivrait, dit M. Proudhon » (p. 134), un certain fanatisme particulier aux logiciens » m'était monté au cerveau. » Et ailleurs : « J'ai cru remar» quer, la philosophie me le pardonne! que plus la raison >> acquiert en nous de développement, plus la passion » quand elle se déchaîne, gagne de brutalité. » (P. 179.) Je pourrais bien, de ces aveux de M. Proudhon, tirer un argument contre son système politique. Je pourrais montrer sa doctrine sortant, toute armée, de son cerveau enivré de logique, abruti par l'abstraction, égaré par les passions les plus insociables. Je pourrais plaider la démence, sa confession à la main. J'aime mieux ne demander raison du système qu'au système lui-même. Je veux le faire en peu de mots, car il suffit, en quelque sorte, de lui donner son nom, le nom que M. Proudhon lui donne, pour le juger.

Ce système s'appelle l'anarchie.

M. Proudhon affecte d'écrire ce nom comme personne ne l'a jamais écrit, comme si cette précaution puérile devait changer la valeur du mot et son irrésistible effet sur les yeux et sur l'esprit du lecteur. Il écrit an-archie. Il coupe le nom en deux. Il croit adoucir le monstre en le mutilant. Mais aussi bien, qu'importe le mot? M. Proudhon a beau faire, le mot est hidcux. Voyons la chose.

<< Tous les hommes sont égaux et libres, dit M. Prou» dhon. La société, par nature et destination, est donc au>> tonome, comme qui dirait ingouvernable. La sphère d'ac»tivité de chaque citoyen étant déterminée par la division »> naturelle du travail et par le choix qu'il fait d'une pro>> fession, les fonctions sociales combinées de manière à » produire un effet harmonique, l'ordre résulte de la libre » action de tous. Il n'y a pas de gouvernement. Quiconque » met la main sur moi pour me gouverner est un usurpa»teur et un tyran. Je le déclare mon ennemi.

» Donc plus de partis, plus d'autorité, liberté absolue de » l'homme et du citoyen; en trois mots j'ai fait ma profes>sion de foi politique et sociale. »

Telles sont les prémisses du système politique confessé par M. Proudhon: suppression de l'Etat, abolition de l'autorité, la liberté sans règle, l'anarchie sous son vrai nom, c'est-à-dire, comme l'auteur prend la peine de nous l'apprendre, l'abolition de tous les pouvoirs, spirituel, temporel, législatif, exécutif, judiciaire, propriétaire... Telles sont les prémisses; jugez du reste. Ai-je besoin de dire que M. Proudhon soutient cette thèse, théoriquement, avec une verve et un emportement de logique imperturbables? Spectacle effrayant et douloureux, que celui d'un esprit de cette vigueur, entraîné, avec une sorte de rectitude furieuse, dans cette voie sans lumière et sans issue?

Après cela, jugez ce que deviennent, dans cette débauche de la dialectique, enivrée d'elle-même, la raison, le sens commun, la sagesse des âges, les leçons du passé, celles que donne le présent à notre expérience sitôt murie, même chez les plus jeunes? Jugez ce que devient l'histoire. Prenons la nôtre, celle d'hier. Savez-vous quel a été le tort

des révolutionnaires français depuis soixante ans? Ça été, chaque fois qu'ils ont renversé le pouvoir, d'avoir tenté de le rétablir, à leur profit il est vrai; mais cette tentative profitait à l'esprit de gouvernement. C'est le crime des révolutionnaires. Le pouvoir tombé, dit M. Proudhon, il fallait le laisser par terre. Mais que serait devenue la société sans gouvernement? — La société se serait reconstituée par sa propre force. La révolution se serait faite par en bas. Depuis soixante ans, elle se fait par en haut : il faut tout recommencer...

Telles sont les leçons que nous donne notre récente histoire, au point de vue de M. Proudhon. Il a beau reconnaître (et c'est un mérite de sa part) que tous les gouvernements, depuis 1790, ont reçu l'acclamation du peuple; le tort de ces gouvernements, quels qu'ils soient, d'où qu'ils viennent, légitimité, insurrection, droit du sabre, invasion restauratrice, élection parlementaire, leur tort, ce n'est pas d'avoir vécu plus ou moins bien, avec plus ou moins de vertu et d'habileté; leur tort, c'est d'être nés. « Quand >> nous eussions dû mourir de honte, si une nation avait » de la pudeur et si elle devait mourir, s'écrie M. Prou» dhon à propos de l'établissement de 1830, un monument » s'élevait, une fête anniversaire était instituée pour la cé» lébration des glorieuses journées de Juillet; et nous nous re» mettions de plus belle à organiser le pouvoir! »

Cette colère de M. Proudhon contre l'acclamation monarchique de 1830, ce n'est pas une rancune de républicain désappointé, mais de logicien que l'histoire arrête court, à moitié de sa route, et au moment où il croit tenir sa chimère. A chaque fois en effet qu'un vide se fait dans la succession du pouvoir, qu'une plaie s'ouvre au flanc de la société, le peuple, même quand il l'a faite, y court pour la

fermer, M. Proudhon pour l'élargir. Le peuple, dans un accès de déraison furieuse, n'a pas plutôt brisé un gouvernement qu'il se passionne pour le reconstruire, M. Proudhon pour étendre sa ruine et disperser ses débris. Le peuple a une horreur naturelle et instinctive de l'anarchie; il a, comme M. Proudhon reproche à la Convention de l'avoir eue, la fureur du gouvernement; hier Louis XVI, Napoléon, Louis-Philippe, aujourd'hui Louis-Bonaparte, tout sert au peuple, même Robespierre, même Barras, même Ledru-Rollin, pourvu qu'il échappe, par une apparente organisation, au spectacle, si ce n'est à la réalité du désordre. Tout lui sert pour cette reconstruction du pouvoir; il ne regarde pas, et c'est son malheur, aux matériaux qu'il emploie. Mais ce qui est, de l'aveu de M. Proudhon, la passion du peuple, est le désespoir de M. Proudhon.

Jugé à ce point de vue, et avec cette disposition d'esprit, je n'ai pas besoin de dire comment l'auteur des Confessions d'un révolutionnaire traite ses adversaires politiques, et quelle litière il fait du parti constitutionnel. Ceux qui aiment ce que M. Proudhon appelle la douce, pure et chaste el discrète ironie, peuvent se donner la récréation de lire le chapitre V de son livre intitulé Corruption gouvernementale, et qui est consacré à l'histoire du dernier règne. Quant à moi, je ne me sens pas le courage de cueillir, pour mes lecteurs, les fleurs de haut goût qui émaillent ce prodigieux chapitre. Je reconnais que M. Proudhon a toutes les raisons du monde de nous mettre sous ses pieds; nous sommes à terre. Je reconnais que, quand il fait jouer au roi de Juillet, sur les tréteaux d'une parade socialiste, je ne sais quel rôle absurde et infâme de corrupteur prédestiné, c'est justice. Le roi Louis-Philippe a retardé, par dix-huit ans de prospérité publique et privée, l'avénement de M. Proudhon.

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