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Voici toutefois une singularité que notre époque seule comporte nous avons là, sous les yeux, un livre de M. Eugène Süe (1) qui nous empêche absolument, nous le répétons, de le prendre au sérieux comme homme politique; et c'est pourtant parce qu'un parti politique vient de faire de l'auteur des Mystères du Peuple son candidat préféré, que nous sommes forcé d'attacher une certaine importance à son ouvrage. En sorte que, tandis que c'est le livre qui, à nos yeux, dépréciait surtout le candidat, voilà que c'est le candidat qui fait valoir le livre. Tirezvous, ami lecteur, de cette contradiction comme vous pourrez.

Dans un temps normal, chez un peuple qui ne s'amuserait pas comme chez nous, chaque matin, à renverser ses idoles de la veille ou à encenser ses déceptions du lendemain, dans un pays où l'immoralité, le scandale, l'orgueil hyperbolique, la passion sans frein, l'extravagance effrontée, l'ignorance étourdie, la vanité du poëte ou l'inconsistance du romancier ne serviraient pas tour à tour de piédestal aux ambitions les moins justifiables, un livre tel que celui dont nous sommes condamné à parler aujourd'hui paraîtrait au-dessous de la critique sérieuse. Chez nous, un pareil livre se trouve tout à coup, à un instant donné, une œuvre importante et où peut-être notre destinée du lendemain est écrite; car la même main violente et brutale qui met l'homme sur le pavois d'une candidature démagogique peut mettre le livre sur l'autel de la Constitution. Aujourd'hui un mauvais roman, écrit en patois socialiste, est plus près d'être populaire que le traité le plus érudit et le mieux pensé. Les Mystères du Peuple font oublier l'Es

(1) Mystères du Peuple, édition in-8°, par livraisons (Paris, 1849).

prit des Lois; le Juif errant, pour beaucoup de lecteurs, a remplacé l'Evangile.

Essayons donc de juger ce livre à notre tour, puisque ceux qui l'ont lu ou qui l'ont inspiré ont placé sur cette base la candidature politique de son auteur. L'ennui est grand, la tâche est rude, et le conclave rouge nous inflige là, par anticipation pour nos votes du 28, une sévère pénitence. N'importe, hâtons-nous. Demain peut-être, soit qu'il échoue comme candidat, soit qu'il réussisse, M. Eugène Süe ne sera plus rien. La politique a tué plus d'un poëte. Elle est bien capable d'avoir aussi raison d'un romancier.

Les Mystères du Peuple sont le dernier ouvrage de M. Eugène Süe, ouvrage non achevé, publié par livraisons et formant à peine un volume, mais où nous pouvons étudier cependant la plus récente manifestation de son esprit et marquer le niveau qu'il a atteint. Le livre, du reste, est magnifiquement imprimé, illustré de gravures, orné d'un frontispice qui représente la prise des Tuileries le 10 août, et d'un cul-de-lampe funèbre en forme de catafalque où se lit cette inscription: « Ci-git le dernier des rois. » En sorte que si vous regardez au titre, le livre a l'air d'être fait pour le peuple, mais en réalité il vise plus haut. Nous verrons tout à l'heure s'il n'est pas plutôt à l'adresse de la bourgeoisie. Quoi qu'il en soit, nous n'avons pas souvenir que le venin démagogique ait été jamais distillé d'une main plus soigneuse, plus coquettement préparé, servi dans une coupe plus élégante, avec des raffinements plus étudiés et des délicatesses plus étranges. On lit sur le titre de l'ouvrage : « Il n'est pas une réforme religieuse, politique ou sociale que nos pères n'aient été forcés de conquérir de siècle en siècle au prix de leur sang,

par l'insurrection; » et au-dessous de cette épigraphe menaçante, l'auteur a fait mettre ces mots : « Splendide édi– tion! » M. Eugène Süe fait de la démagogie comme Buffon (toute proportion gardée) faisait de l'histoire naturelle, en gentilhomme qui sait vivre.

Par quelle dégradation successive (je prends ce mot dans son acception scientifique) M. Eugène Süe, sans changer sa vie, sans cesser d'être l'épicurien magnifique, le sensualiste élégant, le solitaire raffiné et voluptueux que vous savez, est-il arrivé à cette complète métamorphose que je signale? Comment le féal souteneur « de l'ancienne Constitution française, monarchique et religieuse, » est-il devenu le champion sans scrupule des maximes démagogiques les plus outrées, les plus radicales et les plus grossières? Où faut-il chercher le secret d'une transformation si extraordinaire et si éclatante ? Il y a des gens à qui la société n'a jamais rien donné. M. Eugène Süe appartenait-il à cette classe nécessiteuse et déshéritée? A-t-il été obligé Je remonter péniblement le courant qui entraîne ces innombrables misères au fond du gouffre qui les confond toutes dans l'égalité d'une même souffrance? A-t-il lutté? a-t-il souffert? Non-seulement il a eu la fortune, mais la renommée. La fortune, il l'avait en naissant; la renom— mée, il l'a eue facile, indulgente, prodigue de louanges, de profits et de fanfares, faite à l'image de cette société même qui la donnait, avec mille caresses séduisantes et toutes sortes d'encouragements positifs. Et encore aujourd'hui, au moment même où la candidature de M. Eugène Süe est jetée comme un défi à cette civilisation dont il est un des produits les plus authentiques, personne ne jouit plus exclusivement, avec une idolâtrie plus égoïste, dans une solitude plus aristocratique et plus dédaigneuse, des res

sources et des joies exceptionnelles que la société assure au petit nombre de ses élus. A Dieu ne plaise que nous imitions ceux qui discutent en ce moment, à propos de la candidature de M. Eugène Süe, le mémoire de son coiffeur, le budget de ses écuries et le menu de son dîner. Mais enfin, quand l'auteur de Plick et Plock vient majestueusement nous dire :

« Un mot sur mon passé :

>> Il est des hommes qui ont le bonheur de rencontrer de prime abord la vérité, sans avoir à traverser l'erreur; d'autres moins heureux, et je suis de ce nombre, ont à réagir contre les préjugés de leur époque, contre l'influence du milieu où ils ont vécu, et n'arrivent à la connaissance des vrais principes sociaux qu'avec le temps, par l'expérience; » Quand M. Eugène Süe nous fait cette confession; où veut-il en venir? Est-ce sa vie qu'il confesse ou ses principes? Si c'est sa vie que le célèbre romancier accuse, il a une autre manière de faire pénitence que de composer des romans humanitaires et d'écrire, comme Sénèque le philosophe, l'éloge de la pauvreté sur une table d'or; il n'a qu'à changer sa vie. L'auteur du Juif Errant a composé, dit-on, et on lui en a fait gloire dans le conclave rouge, un Traité contre le superflu. Patere legem quam fecisti. Appliquez-vous donc les maximes avec lesquelles vous battez en brèche la société; corrigez-vous, pendant que vous êtes en train de régénérer le monde; et puisque vous nous condamnez au brouet noir, commencez donc par le faire servir sur votre table. Nous verrons après!

Mais M. Eugène Süe n'aura pas la peine de conformer sa vie à ses principes, par une bonne raison; politiquement, et nous espérons qu'il ne prendra pas la chose en mauvaise part, politiquement il est sans principes. Il a des ma

nières, c'est-à-dire des procédés de composition qui se transforment suivant le temps, qui s'accommodent à la mobilité de son humeur, de ses relations, de ses intérêts, de ses passions. Les principes résistent, les manières changent. L'auteur de la Salamandre a traversé, avec une sérénité parfaite, un nombre infini de systèmes et de théories contraires; il a successivement abdiqué une foule de convictions << inébranlables. » Il a débuté, et c'était justice à un chirurgien-adjoint de la marine française qui avait assisté à la bataille de Navarin, il a débuté par des romans maritimes, dont l'inspiration, toute byronienne, accusait je ne sais quelle affectation de désenchantement précoce et factice, fort ridicule dans un si jeune âge et dans une si radieuse fortune. Cette comédie de désespoir a été la première manière de M. Eugène Süe. Puis nous avons eu la période monarchique, religieuse, féodale et aristocratique de son talent, suivant que soufflait la brise dans les voiles qui poussaient le radeau du jeune marin à travers les écueils du roman historique. Mathilde révéla chez lui une troisième manière. M. Eugène Süe osa aborder le roman de mœurs. C'était son lot. Pourquoi ne s'en est-il pas contenté? Il y déploya de réelles ressources et un talent à la vérité sans distinction, sans délicatesse, mais non pas sans vigueur et sans éclat. Là aussi M. Eugène Süe eut sa manière. Il exagéra sans pitié et sans justice les proportions du vice élégant et la puissance satanique des instincts dépravés dans les hautes régions du monde, et il commença par fantaisie à jeter de la boue à cette société que la même fantaisie d'artiste devait le pousser plus tard à détruire. C'est le caprice qui l'avait jeté dans l'imitation de lord Byron quand il essayait, dans le personnage de Zsaffie, la caricature de Manfred. C'est un caprice, mais un caprice

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