Page images
PDF
EPUB

raison, la plus sûre preuve qu'une intelligence est sortie de la route du vrai et du beau, c'est l'application qu'on lui voit mettre à détruire ou à violenter une langue. Il y a dans ce travail à contre-sens contre le génie d'une littérature, dans cette réaction contre le bon sens traditionnel d'un pays, dans ce mépris « des règles et des modèles, » dans ce parti pris de nivellement et de rénovation barbare, il y a tous les germes des travers qui caractérisent la démagogie. La théorie seule en pareille matière est périlleuse; la pratique est inévitablement funeste. M. Victor Hugo, qui a pratiqué, il faut le reconnaître, avec toutes les apparences d'une foi robuste, ce jacobinisme littéraire, qui a été jusqu'au bout fidèle à cette religion du bouleversement systématique; car les Rayons et les Ombres, les Lettres sur le Rhin, ses derniers ouvrages, et ses récents discours de tribune, signalent une impénitence romantique irremédiable; M. Victor Hugo, romantique endurci, devait aboutir à l'endurcissement démagogique. M. Thiers l'a défini d'un mot dédaigneux que les représailles de la tribune justifiaient. J'ai dû donner plus de raisons à l'appui de mon opinion sur ce point, n'ayant pas les mêmes priviléges.

Il y a pourtant, dans la vie de M. Victor Hugo, une période qui serait curieuse à étudier, si les bornes de cette esquisse le permettaient. Il y a un moment où l'auteur d'Angelo a paru s'arrêter dans cette voie périlleuse, un moment où, sans être moins romantique, M. Victor Hugo se montre moins radical, où il semble prendre en patience les injustices de la société, ses imperfections et ses misères. Ce moment correspond assez exactement, si j'ai bon souvenir, à celui où M. Victor Hugo devient académicien et pair de France, où on le rencontre au palais

des Tuileries, où son habit rayonne de broderies et de plaques étincelantes. A ce moment on dirait que l'auteur de Claude Gueux entre en composition avec cette société dont il faisait le siége, la plume à la main. Je n'en conclus rien, je le déclare, contre la sincérité de ses convictions d'avant et d'après cette époque; mais je rappelle ces circonstances comme une preuve des variations que peut subir le plus vigoureux esprit, et aussi parce que M. Victor Hugo, en se rappelant ces rapides instants de sa vie patricienne, voudra peut-être bien pardonner à ceux qui traitent aujourd'hui les flatteurs du peuple comme il les traitait alors. Car c'est alors, ou c'est bien près, si je ne me trompe, que, dans le dernier de ses recueils de poésie (les Rayons et les Ombres), M. Victor Hugo se laisse emporter à des tirades telles que celle-ci :

Loin de vous les vaines colères,
Qui s'agitent au carrefour!
Loin de vous les chats populaires,
Qui seront tigres quelque jour!

Les flatteurs du peuple ou du trône,
L'égoïste qui de sa zone

Se fait le centre et le milieu!

Et tous ceux qui, tisons sans flamme,
N'ont pas dans leur poitrine une âme,
Ou n'ont pas dans leur âme un Dieu!

C'est aussi vers le même moment que M. Victor Hugo compose la pièce intitulée : Sur un homme populaire ; qu'il parle du « pavé stupide, » qu'il s'attendrit sur le souvenir du roi Charles X, qu'il jette l'anathème à Voltaire.

Oh! tremble! ce sophiste a sondé bien des fanges!
Oh! tremble! ce faux sage a perdu bien des anges!
Ce démon, noir milan, fond sur les cœurs pieux...

Les Rayons et les Ombres semblent une halte sur la route qui conduit par le romantisme à la démagogie. Dans les Lettres sur le Rhin, dont la publication se rattache à la même période, même caractère. M. Victor Hugo, qui semble à ce moment avoir pardonné à la société française d'être « si mal faite,» s'acharne sur l'Europe, en remanie la carte, en distribue les populations, coupe un morceau par-ci, un morceau par-là, comme Charlemagne dans le monologue de Charles-Quint. Et plût à Dieu que cette inoffensive campagne du grand poëte, que cette innocente distraction de sa plume eût changé quelque chose aux traités de 1815! Quoi qu'il en soit, les Lettres sur le Rhin appartiennent à la période romantique du talent de M. Victor Hugo où il semble un instant retenu sur la pente redoutable qui l'entraîne sans retour aujourd'hui.

Que M. Victor Hugo y prenne garde cette pente est rapide; elle est celle de la décadence même de l'esprit. J'ai toutes sortes de raisons personnelles de ne pas contester à M. Victor Hugo son remarquable talent, auquel j'ai rendu librement et plusieurs fois justice; mais veut-il me permettre de le lui dire? il en a déjà beaucoup moins, je ne dis pas depuis qu'il n'est plus de notre avis en politique, mais depuis qu'il abonde si violemment dans le sien. Cette exagération d'un génie naturellement hyperbolique et d'une école vouée par système aux œuvres exceptionnelles, aux créations aventureuses, aux produits excentriques et monstrueux, cette exagération conduit en très-peu de temps, faut-il le dire? à la faiblesse par l'épuisement, à la vulgarité par l'impuissance, à la violence par le besoin de rallier les admirations infimes, et de suppléer à la qualité par le nombre et par le bruit. Littérairement, la démagogie est malsaine. Et n'y a-t-il pas des signes qui trahissent

déjà chez M. Victor Hugo cette décadence que son âge et la vigoureuse trempe de son esprit nous autorisent à nommer précoce?

N'a-t-il pas été frappé de la facilité avec laquelle on l'imite? On n'imite facilement que le médiocre. Ceux qui n'auraient jamais osé mettre le pied dans le splendide palais des Orientales, ou toucher à la lyre d'Olympio, essayent aujourd'hui de rivaliser à la tribune avec l'orateur de la Montagne. Qui donc a fait cette phrase il y a peu de jours? il s'agissait de la loi sur les clubs « Citoyens représen» tants, il y a deux grandes maîtresses d'école des masses, » l'une s'appelle la parole, l'autre s'appelle la presse. Il » est évident que c'est une parole qui a fait le monde. Dieu >> a dit que la lumière se fasse, et la lumière s'est faite. Il » y a dix-huit siècles, c'est une parole qui a sauvé et renou» velé le monde; il y a soixante ans, c'est une parole qui » a fait la révolution française..... Et aujourd'huí, c'est la >> parole que vous venez attaquer !....... »

...

Qui a fait cette phrase? Est-ce M. Esquiros? est-ce M. Victor Hugo? et un autre jour, quelqu'un disait à la tribune de l'Assemblée Nationale : «< ..Et depuis, dépouil>> lant toute pudeur, vous avez osé lever une main profane » jusque sur l'arche sainte ! Vous avez arraché insolem>>ment la couronne du front du souverain qui vous avait >> tirés du néant !... » Encore une fois, qui a fait cette phrase? Est-ce M. Victor Hugo? est-ce M. Charles Lagrange?

Il est triste de finir, littérairement, par le nom de M. Charles Lagrange cette étude commencée par celui de M. Victor Hugo. Mais ce rapprochement est fatal. Ces deux noms s'attirent. Après le romantique, le démagogue; après le démagogue de parole, le démagogue d'action. Tous les excès de l'esprit se tiennent. M. Charles Lagrange em

prunte des métaphores à M. Victor Hugo. Qui sait? M. Hugo sera peut-être conduit à emprunter des procédés de démagogie pratique à M. Lagrange. M. Victor Hugo n'a aucune méchanceté dans le cœur, je le sais, pas plus que M. Charles Lagrange lui-même, à la mansuétude duquel il est aujourd'hui de mode de rendre hommage; mais on arrive à la violence aussi bien par la méchanceté de l'esprit que par celle du cœur, et on y arrive souvent avec plus de ressources et d'excitation. M. Hugo ne fera jamais le mal sciemment. Ille fera peut-être en voulant appliquer en aveugle ces théories détestables qui ont la prétention de faire violemment le bien.

M. Victor Hugo a aboli l'échafaud dans ses traités philanthropiques; il l'a relevé dans ses drames. Il déclame contre la peine de mort dans ses prologues, il en abuse dans ses dénoùments. Quant à moi, la philanthropie de M. Victor Hugo me donne parfois le frisson. Il y a, tout compte fait, trois ou quatre de ses tragédies où le bourreau. joue un assez joli rôle, et je ne connais personne qui arrange plus proprement une scène de mort que M. Hugo, qui commande plus correctement une pompe funèbre, qui dispose avec plus de soin, d'exactitude et de savoir-faire les détails d'un enterrement ou d'une exécution.

.....

ANGELO aux guetteurs de nuit. Vous connaissez la cave où sont les tombes?

L'un des GuettEURS DE NUIT. Oui, Monseigneur.

ANGELO....... Il y a là une femme (sa femme) qui est morte. Vous allez descendre cette femme secrètement dans le caveau; vous trouverez dans ce caveau une dalle du pavé qu'on a déplacée et une fosse qu'on a creusée; vous mettrez la femme dans la fosse, et puis la dalle à sa place. Vous entendez...

« PreviousContinue »