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soit de l'Etat. La pensée a toujours été socialiste au fond, romantique dans la forme, marchant à ce double but : la réforme de la société et celle de la langue; disant tour à tour, aujourd'hui en prose : « Mettons le marteau dans les théories, les poétiques et les systèmes. Jetons bas ce vieux plâtrage qui masque la façade de l'art; » disant demain en vers;

Puissants! nous ferions mieux de panser quelque plaie
Dont le sage rêveur à cette heure s'effraie,

D'étayer l'escalier qui d'en bas monte en haut,

D'agrandir l'atelier, d'amoindrir l'échafaud, etc., etc.

M. Victor Hugo a été le premier des romantiques, car la Préface de Cromwell est de 1827; et de même aussi il a été le premier des socialistes, car le Dernier jour d'un condamné, Claude Gueux, les Feuilles d'automne, les Chants du crépuscule, Notre-Dame de Paris, et tous ses drames, Ruy-Blas excepté, sont antérieurs de plus de dix ans à la révolution de Février, c'est-à-dire à l'avénement du socialisme comme parti actif et militant. J'ai été frappé, en relisant la plupart de ces œuvres, non-seulement de la singulière persévérance qu'elles signalent dans l'audacieux violateur de nos poétiques et de notre langue, mais de cet esprit de révolte antisociale, de dénigrement haineux, de pitié amère et vindicative, qui circule comme un venin, tantôt caché sous les fleurs du langage, tantôt coulant à pleins bords, au milieu de tous ces ouvrages d'une diversité si étendue, si laborieuse et au demeurant, si uniforme. Oui, j'ai été surpris, en rouvrant ces livres avec l'intention d'y chercher la généalogie des idées de M. Victor Hugo, j'ai été surpris d'y trouver presque tout le fond de ces formules déclamatoires, de ces récriminations envenimées, de ces haines jalouses, de cette philanthropie pleine de menace et de colère qui forme

aussi le fond du socialisme. C'est M. Victor Hugo, on le dirait, qui a fourni la matière de cette impitoyable et éternelle élégie. Il en a été, bien avant les docteurs qui l'ont érigée en systèmes plus ou moins impraticables, le compositeur et le poëte; il en a fourni les paroles et la musique. Je n'en veux citer que quelques preuves qui permettront de juger du reste.

D'abord, l'Idée, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus vague au monde, mais en même temps ce qui est le cri de guerre du socialisme militant, l'Idée, qu'invoquent également M. Barbès et M. Ledru-Rollin, M. Michel (de Bourges) et M. Proudhon, l'Idée revient sans cesse sous la plume de M. Hugo:

Ce siècle a son Idée, elle marche à grands pas,
Et toujours à son but!

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Que faire de ce peuple à l'immense roulis,

Mer qui traîne du moins une Idée en ses plis;

Vaste inondation d'hommes, d'enfants, de femmes,

Flots qui tous ont des yeux, vagues qui sont des âmes?...

Ce siècle est grand et fort; un noble instinct le mène ;
Partout on voit marcher l'Idée en mission,

Et le but du travail, plein de parole humaine,
Se mêle au bruit divin de la création...

Puis, après cette proclamation de l'Idée, je ne sais quelle prédiction tour à tour fatale et radieuse, pleine d'éblouissement et de terreur, derrière laquelle on aperçoit toujours le peuple, le peuple qui grandit, le peuple qui monte comme une marée, le peuple qui menace, le peuple qui demande sa part dans le festin du riche, l'hymne de La zare incessamment provoqué et glorifié :

« .... De quelle nature est ce crépuscule? Question im

mense, la plus haute de toutes celles qui s'agitent confusément dans ce siècle, où un point d'interrogation se dresse à la fin de tout. La société attend que ce qui est à l'horizon s'allume tout à fait ou s'éteigne complétement. »

...

Et de ces bruits divers, redoutable ou propice,
Sort l'étrange chanson que chante sans flambeau,
Cette époque en travail, fossoyeur ou nourrice,
Qui prépare une crèche ou qui creuse un tombeau.

Hélas! à cet instant d'ivresse et de délire,
Où le banquet hautain semble éclater de rire,
Narguant le peuple assis à la porte, en haillons,
Quelqu'un frappe soudain l'escalier des talons,
Quelqu'un survient, quelqu'un en bas se fait entendre,
Quelqu'un d'inattendu qu'on devrait bien attendre.

C'est le peuple qui vient! c'est la haute marée
Qui monte incessamment par son astre attirée.

Rois, hâtez-vous!

Ce n'est pas tout. A côté de ces poétiques menaces qui peuvent passer pour l'avertissement sévère d'un socialisme officieux, il y a le socialisme impatient, frondeur, agressif, révolutionnaire, le socialisme tournant à la démagogie, celui qui oppose incessamment le pauvre au riche, le voleur au magistrat, la courtisane à la femme honnête; qui met en regard et presque au même niveau la reine et le laquais, la grande dame et le bourreau, le roi et le fou, l'empereur et le bandit, avec un étrange parti pris de réhabilitation haineuse soit du faible aux dépens du fort, soit de la laideur aux dépens de la beauté, de la bassesse au détriment de la grandeur, de la misère perverse au mépris de la loi juste. C'est surtout, on le sait, dans les drames de

M. Victor Hugo que cette tendance éclate. C'est surtout là qu'il est à propos de la signaler comme la transition par où le chantre monarchique de la guerre d'Espagne doit passer, de l'extase féodale et chevaleresque de ses débuts, à cette triste et définitive étape au bord du précipice où nous le voyons aujourd'hui; car M. Victor Hugo n'est plus jeune; il ne peut plus avancer, mais il ne reculera pas.

Je remarque une chose, le premier mouvement du poëte est toujours bon, la première intention du dramaturge est souvent saine. Mais on dirait que l'écrivain, suivant le mot cruel attribué à un diplomate célèbre, se défie de ses instincts quand ils sont bons, se défend de ses entraînements quand ils portent l'esprit dans le droit chemin. Il est rare que le sentiment, parti des saines régions du cœur, ne descende pas bientôt chez lui, et involontairement, dans les plus basses, que l'éloquence n'aboutisse pas à la déclamation, la sensibilité à la rhétorique, la noble et sainte pitié au dévergondage philanthropique. Je veux donner ici quelques exemples de cette dégénération du sentiment primitif dans les œuvres de M. Victor Hugo, exemples qui nous ai• deront à résoudre le problème que nous nous sommes posé en commençant.

Je dis que, chez M. Victor Hugo, il y a presque toujours un premier jet d'une grande beauté :

Oh! n'insultez jamais une femme qui tombe!

C'est là un beau et noble mouvement. Cherchez ce que l'auteur en a fait. La femme qui tombe ! La pauvre àme succombant sous le poids du malheur, dans les étreintes de la misère et de la faim, perle avant de tomber, fange après sa chute! Ah! pitié, pitié pour elle! Mais haine à la

société qui a laissé choir sa vertu ! Telle est la conclusion du poëte:

La faute en est à nous; à toi, riche, à ton or!

Allons plus loin. La femme qui tombe! Voilà le chef de famille, le tendre père qui demande pour elle des prières, oh! profanation! à la piété de sa fille, de son enfant !

Prie encor pour tous ceux qui passent

Sur cette terre des vivants!

Enfant pour les vierges voilées,

Pour le prisonnier dans sa tour,

Pour les femmes échevelées

Qui vendent le doux nom d'amour!...

Avançons encore. Nous allons trouver, dans cette galerie des prostituées repenties ou réhabilitées, Lucrèce Borgia, adultère et incestueuse; Marion Delorme, la courtisane; Thisbé, la baladine, et combien d'autres! Et que nous sommes loin du point de départ! Il ne s'agit plus en effet d'épargner la femme qui tombe, mais de l'adorer à deux genoux. M. Victor Hugo ne demande pas qui lui jettera la première pierre, mais qui refusera de porter devant elle la cassolette chargée des parfums précieux et l'encensoir des grands jours. Il y a bien des gens qui ne se rappellent plus le rôle que joue Lucrèce Borgia dans le drame de M. Victor Hugo et qui ont pareillement oublié les aventures de Marion Delorme. Mais tout le monde va voir Mlle Rachel dans ce rôle de Thisbé, qu'elle a bien voulu élever jusqu'à la hauteur de son talent. Or, qu'est-ce que Thisbé? Thisbé, c'est la satire socialiste de la femme du monde, égoïste, sensuelle et lâche; c'est l'apothéose platonique de la fille de joie dans la résignation, dans l'héroïsme, dans

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