Page images
PDF
EPUB

regarde à la pensée qui a inspiré cette œuvre sans nom, on ne peut se défendre d'une sorte de terreur mêlée d'indignation, de douleur et de colère; car il y a dans les œuvres de l'intelligence, comme dans la conduite de la vie, un excès d'extravagance qui ne semble pas venir de l'esprit, mais partir du cœur. Il y a une démence terrible, celle qui semble volontaire, qui a la conscience d'elle-même, et qui pousse à la destruction, dût le démolisseur lui-même y périr, avec le sang - froid, la résolution et la sérénité souriante qui manque trop souvent, hélas ! aux bonnes actions et aux bonnes causes.

Nous allons citer, à l'appui de l'opinion que nous venons d'exprimer, quelques pages tirées des Mystères du Peuple. C'est un cours complet de l'invasion des Gaules, à l'usage des prolétaires. M. Eugène Süe a le courage de placer cette parodie de l'antiquité et de l'histoire sous l'invocation des plus grands noms dont s'honore la littérature historique de notre pays. Il cite un brochure publiée par M. Guizot en 1829, au moment où la Restauration inclinait vers le coup d'État inconstitutionnel qui la perdit quelques mois plus tard. A ce moment-là, l'illustre écrivain faisait un appel plein d'énergie, d'audace et de dignité aux souvenirs libéraux de la France, visiblement menacée dans ses franchises. Aujourd'hui, devant la souveraineté du peuple proclamée et appliquée presque jour par jour, devant l'Assemblée unique, le pouvoir exécutif responsable, le suffrage universel incontesté, devant toutes ces conquêtes d'une révolution récente, et au milieu de l'orage de toutes les passions violentes ou perverses qu'un pareil bouleversement soulève, voilà le cours d'histoire qu'adresse au peuple le candidat de la conciliation! C'est un jeune ouvrier, Georges Duchêne, qui fait la leçon à son grand-père :

« ... Quelle diable d'idée a-t-il eue, ce M. Lebrenn, de choisir une pareille enseigne.. A l'Épée de Brennus! Il aurait été armurier, passe encore.

>> - Sachez, grand-père..... mais vraiment je suis honteux d'avoir l'air, à mon âge, de vous faire ainsi la leçon.

>> - Comment, honteux? Pourquoi donc? Au lieu d'aller à la barrière le dimanche, tu lis, tu apprends, tu t'instruis? Tu peux, pardieu, bien faire la leçon au grand-père... il n'y a pas d'affront.

[ocr errors]
[ocr errors]

- Eh bien... ce guerrier à casque, ce Brennus, était un Gaulois, un de nos pères, chef d'une armée qui, il y a deux mille et je ne sais combien d'années, est allée en Italie attaquer Rome pour la châtier d'une trahison; la ville s'est rendue aux Gaulois...

>>... Brennus et les Gaulois de son armée appartenaient à la race dont nous descendons, presque tous tant que nous sommes dans le pays.

- «

- Un moment... tu dis que c'étaient des Gaulois? » — Oui, grand-père.

>>

[ocr errors]

-a

Alors nous descendrions de la race gauloise?
Certainement.

- Mais nous sommes Français ! Comment diable arranges-tu cela, mon garçon ?

>>> - C'est que notre pays, notre mère-patrie à tous, ne s'est pas toujours appelée la France.

» .....

... Figurez-vous qu'il y a treize ou quatorze cents ans, des hordes de Barbares à demi sauvages, appelés Francs, et arrivant du fond des forêts de l'Allemagne, de vrais Cosaques enfin, sont venus attaquer les armées romaines, amollies par les conquêtes de la Gaule, les ont battues, chassées, se sont à leur tour emparés de notre pays, lui

ont ôté jusqu'à son nom, et l'ont appelé France en manière de prise de possession.

>>-Brigands! s'écria le vieillard; - j'aimais encore mieux les Romains, foi d'homme! au moins ils nous laissaient notre nom.

>> C'est vrai; et puis du moins les Romains étaient le peuple le plus civilisé du monde, tandis que les Francs étaient, je vous l'ai dit, de vrais Cosaques... Et sous leur domination tout a été à recommencer pour les Gaulois. >> - Ah! mon Dieu ! mon Dieu !

>> Ces hordes de bandits francs...

>>- Dis donc ces Cosaques ! nom d'un nom!

>> - Pis encore, s'il est possible, grand-père... Ces bandits francs, ces Cosaques, si vous voulez, appelaient leurs chefs des Rois; cette graine de Rois s'est perpétuée dans notre pays, d'où vient que depuis tant de siècles nous avons la douceur de posséder des Rois d'origine franque, et que les royalistes appellent leurs Rois de droit divin.

>>-Dis donc de droit cosaque!... Merci du cadeau !

>>-Les chefs se nommaient des Ducs, des COMTES; la graine s'en est également perpétuée chez nous, d'où vient encore que nous avons eu pendant si longtemps l'agrément de posséder une noblesse d'origine franque, qui nous traitait en race conquise.

[ocr errors]

- Qu'est-ce que tu m'apprends là ! dit le bonhomme avec ébahissement. Donc, si je te comprends bien, mon garçon, ces bandits francs, ces Cosaques, Rois et chefs, une fois maîtres de la Gaule, se sont partagé les terres que les Gaulois avaient en partie reconquises sur les Romains.

>> Oui, grand-père; les Rois et seigneurs francs ont

volé les propriétés des Gaulois, et se sont partagé terres et gens comme on se partage un domaine et son bétail.

[ocr errors]

Et nos pères ainsi dépouillés de leurs biens par ces Cosaques ?...

>> Nos pères ont été de nouveau réduits à l'esclavage comme sous les Romains, et forcés de cultiver pour les Rois et les seigneurs francs la terre qui leur avait appartenu, à eux Gaulois, depuis que la Gaule était la Gaule.

[ocr errors]
[ocr errors]

De sorte, mon garçon, que les Rois et seigneurs francs, après avoir volé à nos pères leur propriété, vivaient de leurs sueurs...

[ocr errors]
[ocr errors]

Oui, grand-père, ils les vendaient, hommes, femmes, enfants, jeunes filles, au marché.

[ocr errors]
[ocr errors]

Mais, c'est-à-dire, s'écria le vieillard, - que je ne suis plus du tout, mais du tout, fier d'être Français...

» Ah çà, mais, nom d'un petit bonhomme! est-ce que, malgré ces diables d'évêques, notre bonne vieille petite mère l'insurrection n'est pas venue de temps à autre montrer le bout de son nez?

>> - Il n'est pas probable que tout se soit passé sans de nombreuses révoltes des serfs contre les Rois, les seigneurs et les prêtres. Mais, grand-père, je vous ai dit le peu que je savais... et ce peu-là, je l'ai appris en travaillant à la menuiserie du magasin de M. Lebrenn, le marchand de toile d'en face.

>>> Ah! le marchand de toile d'en face est si savant que ça.

[ocr errors]

- Il est aussi savant que bon patriote; c'est un vieux Gaulois. Et quelquefois, ajouta Georges sans pouvoir s'empêcher de rougir légèrement, je l'ai entendu dire à sa fille, en l'embrassant avec fierté pour quelque réponse

-

qu'elle lui avait faite Oh! toi... tu es bien une vraie Gauloise!... >>

« Je vous ai dit, grand-père, le peu que je savais... » Et en effet, on ne dit jamais au peuple que le peu qu'on sait ou qu'on a l'air de savoir; car si on lui disait tout ce qu'on sait, est-ce que M. Eugène Süe, qui est si savant, se serait arrêté dans son cours d'histoire populaire à l'invasion franque? M. Proudhon a dit : « La propriété, c'est le vol. » A la manière dont M. Eugène Süe nous dit : « La propriété, c'est la conquête, » c'est absolument comme s'il disait la même chose.

Voilà donc où nous en sommes, deux ans après une révolution qui a bouleversé le pays de fond en comble, à la veille du scrutin qui va s'ouvrir. Gaulois et Francs! voilà le mot d'ordre de l'armée socialiste; voilà le cri de guerre avec lequel la démagogie marche au combat de l'élection, en attendant peut-être celui de la rue. Gaulois et Francs! « Pendant vingt siècles, dit M. Eugène Süe, une impercep>> tible minorité conquérante, romaine ou franque, a spolié, » asservi, exploité nos pères... » En avant donc contre les fils de la Germanie, et que les vierges de l'ile de Sên soient en aide aux enfants de la Gaule! « Ce n'est pas la première » fois, dit le marchand Lebrenn au colonel de dragons, que >> depuis des siècles un Neroweg de Plouernel et un Le>> brenn se sont rencontrés les armes à la main! » En avant donc! et plus de Français, plus de France! Tout au plus permettrons-nous que, suivant l'ingénieuse transaction proposée par Velleda Lebronn, « de même que beaucoup » de femmes signent leur nom de famille à côté de celui » qu'elles tiennent de leur mari, toutes les admirables >> choses accomplies par notre héroïne, sous un nom qui » n'était pas le sien, soient signées : France, née Gaule... »

« PreviousContinue »