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pondant salarié de l'Empire après le 2 décembre 1804, rallié, en 1844, sous les auspices de Fauche-Borel, à la politique et au gouvernement des Bourbons, pas une de ces dates qui, sur le calendrier de ce « vieux ouvrier de nos libertés,» comme l'appelle M. Carnot, ne soit marquée par un changement de front. Legendre avait donc bien. plus raison que M. Carnot, quand il disait, dans son langage pittoresque : « Le petit Barère se met toujours en croupe de ceux qui sont le mieux montés. » Et Boursault n'avait pas tort, lorsqu'en apprenant que l'ancien rapporteur du Comité de Salut public, condamné à la déportation, avait réussi à rester à terre pendant qu'on embarquait Collot-d'Herbois et Billaud-Varennes, il disait plaisamment: « Barère, pour la première fois, a oublié de suivre le vent.» On a fait le Dictionnaire des girouettes. Par malheur, celle de Barère était plantée sur la guillotine.

M. Hippolyte Carnot a du reste très-bien compris que, sur le fait de cette versatilité, son héros ne pouvait être complétement défendu, et il passe très-loyalement condamnation sur ce qu'il appelle les « inconséquences de son esprit et les faiblesses de son caractère. » Ailleurs M. Carnot nous dit que Barère « s'est exposé à se voir » confondu parmi les fourbes politiques, qu'il a été obligé » fréquemment d'exprimer au nom des comités des opi» nions qui n'étaient pas les siennes, et qu'il avait peut» être combattues, obligé même de leur chercher des motifs » apologétiques. » Et puis, pour expliquer comment, parmi tant d'épreuves, le vieux conventionnel a vécu si longtemps (il est mort dans sa quatre-vingt-sixième année), l'indulgent biographe nous révèle qu'il avait « cette force » de conviction qui semble donner à la vie une sorte de » ténacité. » Mais alors quelle idée se fait donc M. Carnot

de la constance en matière politique, et quel sens mystérieux et nouveau s'attache, dans son esprit, à ce qu'il appelle une conviction? Cherchez, non pas seulement au Moniteur, qui est rempli des contradictions de Barère, mais dans ses Mémoires, cherchez une de ses opinions qu'il n'ait pas contredite, une assertion qu'il n'ait pas démentie, un drapeau qu'il n'ait pas changé; oui, cherchez! Je défie qu'on me cite un mot de Barère dont la réfutation ne soit pas dans son livre. Et pour ne parler ici que de « cette force de conviction révolutionnaire et républicaine »> que son biographe lui prête si généreusement, sans doute parce qu'il se sent riche, vcut-on savoir ce que Barère pensait, en 1797, de la révolution française? Il est vrai qu'alors il était proscrit :

<< Combien de fois, dit-il, en me voyant si fort maltraité >> par mes contemporains, je me suis félicité de ce que la »> nature avait ordonné que mes chers parents ne seraient >> pas les tristes témoins des infortunes de leur fils!... Ils » ont disparu de la terre, l'un et l'autre, avant les premiers >> jours de cette terrible révolution, dont les despotiques ré»sultats seront si funestes à mon pays (1). »

« Dans un de ces repas, dit-il ailleurs, ces messieurs » (des agents du gouvernement britannique à Paris) me >> remirent sur le compte du premier consul, et je leur » parlai avec la franchise d'un homme qui avait vainement » travaillé à établir une république, forme de gouvernement » impossible à réaliser et à faire compatir avec le caractère » français. Nous parlàmes aussi de la liberté de la presse, >> et je leur prouvai qu'elle était aussi extrêmement diffi» cile à établir............. »

(1) Pages mélancoliques, 1797.

« Tous les vents, dit-il encore ailleurs, portaient l'orage » sur ce gouvernement à cinq têtes, qui avait tous les vices » de l'oligarchie et de la démocratie, et pas un seul avan» tage de la monarchie constitutionnelle, la seule qui soit sup» portable et compatible avec les lumières du siècle et le carac» tère de la nation française (1). »

Barère avait quarante ans, au fort de la Terreur, quand il travaillait d'un si grand zèle à l'établissement du gouvernement républicain. Il était donc alors dans toute la force de l'âge, de l'intelligence et de la raison. Et cependant, à ce gouvernement qu'il proclame « impossible, »> il servait des hécatombes de victimes humaines! A cette révolution « dont les résultats devaient être si funestes à son pays,» il sacrifiait ses opinions, son indépendance, sa dignité! A ces comités de mort qu'il combattait les portes fermées, nous dit M. Carnot, il obéissait en public comme le porte-voix obéit à l'officier de quart, comme le valet obéit au bourreau. Et M. Hippolyte Carnot nous parle des convictions de Barère. Quelle moquerie !

Parlons sérieusement. Bertrand Barère, dont vous voulez faire un des saints de votre petite Eglise, Bertrand Barère, que votre loyal père n'estimait pas, et il avait raison, ne fut jamais que le complaisant patron, le compère banal et sensuel de ces charlatans terribles auxquels il présentait la muscade et le gobelet. Il aurait été le Tristan de Louis XI. Il aurait été Dubois sous le régent. Il aurait fait la police de l'Empire si l'empereur l'avait voulu. Il fit celle des Anglais, des Russes et des Espagnols pour s'entretenir la main (2). Voilà ce que fut Barère: Poltron ambitieux, inquiet, affairé, trop ambitieux pour se cacher, trop timide

(1) Mémoires, t. III, p. 76 et 126.
(2) T. III, p. 125, 132, 142 et assim.

pour prendre parti, trop affairé pour trouver le temps d'avoir une opinion. Si les mémoires de Barère ont un intérêt, c'est celui-là, c'est la peinture de ce caractère en partie double où l'activité de l'esprit s'allie à la servilité de l'àme, où l'ambition confine à la peur, pour qui le mensonge est un moyen, l'effronterie un costume de commande, l'enthousiasme une affaire de service; « sanguinaire par lâcheté, » écrit madame de Genlis, déclamateur à froid avec tous les dehors officiels de la violence, sentencieux et vide, traître et doucereux, roué Gascon, Figaro terroriste, subalterne dans ses sentiments, dans ses goûts, dans son langage, dans son style, quoique M. Carnot nous dise que ses phrases semblent taillées à vif dans notre langue sévère et circonspecte; esprit vulgaire, raisonneur fallacieux, orateur commode, perfidement dévoué, faussement sensible; au demeurant le résumé de tous les vices que le vide com plet de tout sens moral laisse pénétrer dans une âme timide. « J'ai remarqué, disait Legendre (à l'époque de la » crise de thermidor), que Barère faisait des changements » à son discours, selon les mouvements qu'il apercevait » dans l'Assemblée. » Ce mot résume plaisamment cette hideuse faiblesse d'un esprit entraîné dans toutes les violences d'une époque révolutionnaire, sans aucune foi, même celle du mal.

Aussi Barère, j'en demande pardon à son complaisant panégyriste, ne rencontra nulle part pendant sa longue carrière, même parmi ses complices, je ne dis pas « ce respect pour son caractère » que M. Carnot lui accorde, mais la considération commune, l'estime banale, les simples égards que les hommes politiques se renvoient si facilement, au moins en apparence. Barère se plaint (1) de l'in(1) T. II, p. 101 et 102.

justice des hommes qui l'a constamment poursuivi pendant ce qu'il appelle « son horrible carrière politique. » Il a raison. A travers ce sinistre éclat dont elle brille, sa destinée fut triste. Malgré le succès retentissant de « ses gasconnades terroristes » et la bruyante popularité de ses carmagnoles militaires, malgré la douce facilité de son commerce privé et la verve toute méridionale de son esprit, Barère vécut sans bonheur intime, sans considération publique, isolé au milieu de cette révolution violente qui ne l'avait produit que pour le briser, et qui le méprisait en l'employant repoussé par sa femme, réduit à plaider contre « ses fatales sœurs; » vivant d'emprunt à Paris, sans abonnés comme journaliste, sans lecteurs comme écrivain; soupçonné de complaisance pour la cour à l'Assemblée Constituante, soupçonné de connivence pour le roi Louis XVI à la Convention (soupçon glorieux, si son vote ne l'eût démenti); compromis, sans y avoir apporté que sa funeste complaisance et son concours servile et subalterne, dans toutes les infamies de la grande Terreur; proscrit malgré ses avances à la réaction de thermidor; menacé sur toute la route qui conduit à la prison par les éclats de l'exécration publique; repoussé par le Jacobinisme un instant triomphant après vendémiaire; repoussé par le Conseil des Cinq-Cents après l'élection de l'an III; rayé, comme candidat au Sénat, par ordre de l'empereur; refusé par le Sénat comme candidat au Corps-Législatif; enfin remercié, comme correspondant secret, par Napoléon qui disait de son style: «< Beaucoup de rhétorique, peu de fond, des coglionerie enveloppées dans de grands mots, » et qui lui faisait donner congé par le général Duroc, comme à un domestique inutile! Telle est cette vie que vient couronner un peu

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