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M. GUILLAUME BODINIER

Parmi les nombreux titres honorifiques que la famille de M. Guillaume Bodinier, par le seul souci d'être véridique, a dû faire figurer sur la lettre de deuil qui nous rappelait sa mort récente, il en est un, de ces titres, que le cher défunt tenait en particulière estime, c'est celui de Président de la Société d'Agriculture, Sciences et Arts d'Angers.

Vous le lui aviez conféré, comme au plus digne de notre Compagnie, dès 1890; et, par un témoignage de confiance maintes fois réitéré, vous le lui aviez conservé jusqu'à sa mort, survenue le 14 septembre 1922, soit 32 ans de présidence.

Cinq ans de Secrétariat général, de 1884 à 1889, avaient d'ailleurs précédé son élection à la présidence, et lui avaient permis de développer, en faveur de notre Société, un zèle et une activité que ni l'âge ni le surcroît d'occupations de toutes sortes n'avait jamais ralentis.

C'était pour lui permettre de continuer à diriger nos débats que, depuis l'élection de M. Bodinier au Sénat, nous les avions fixés au lundi, jour où le Sénat ne siège pas; et, bien souvent, il a fait le voyage de Paris à Angers principalement pour répondre à notre sympathique attente.

Il convenait donc que le souvenir d'un homme qui nous avait beaucoup aimés et qui, pendant 37 ans, avait rendu à notre Société les plus éminents services, fût, à une des premières séances de l'année, évoqué devant vous dans un juste sentiment de reconnaissance et de légitime flerté.

Quand notre nouveau Président, qui, lui aussi, a bien mérité de notre petite Académie, me demanda de me charger, au nom de tous, de remplir ce devoir de piété confraternelle, j'aurais pu le prier d'en chercher un plus digne, moins diminué par l'âge et par le chagrin, plus habile à manier la plume. Mais je me sentais personnellement tenu vis-à-vis M. Bodinier d'une dette si impérieuse de sympathique gratitude que, sans m'arrêter à l'insuffisance de mes moyens, j'ai répondu à peu près en ces termes à l'appel qui m'était adressé : « J'ai pensé trop de bien de celui qui, à un double titre, fut mon cher et vénéré Président, pour décliner le très doux devoir d'honorer publiquement sa mémoire. »>

Si, laissant provisoirement dans l'ombre les éminentes vertus de M. Bodinier, même son exquise bonté, nous l'envisageons d'abord dans ses rapports avec notre Société, nous constaterons qu'il fut par excellence, et dans la plus noble acception du terme, un bourgeois lettré.

Pour mériter ce titre à une époque intellectuelle comme la nôtre, et dans une des provinces de France les plus affinées, il faut réaliser un ensemble de qualités qui tendent à devenir rares: avoir fait de fortes études classiques, aimer les arts, savoir discerner ce qui, dans une abondante production littéraire et artistique, est digne d'accroître le patrimoine national, n'avoir pour l'argent qu'une considération limitée, rechercher pour amis moins les hommes d'affaires que les artistes et les travailleurs désintéressés... mais n'est-ce pas ainsi que s'écoula toute la vie privée de M. Bodinier?

Par sa naissance, il semblait plutôt prédestiné à une carrière artistique. La célébrité de son oncle. Guillaume Bodinier, dont les toiles, d'une réelle beauté classique, font un des principaux ornements de nos musées, contribua brillamment, au siècle dernier, à

maintenir à notre Anjou sa réputation de province particulièrement douée pour les Arts. La ville d'Angers lui doit une reconnaissance spéciale pour son don de l'Hôtel Pincé, ce délicieux bijou de la Renaissance restauré par Magne. C'est le même Guillaume Bodinier qui, hanté par ses visions d'Italie, où il avait longtemps vécu, avait fait aménager le jardin, la galerie et les salons de l'Hôtel du Bout-du-Monde (qui était la maison de famille des Bodinier), suivant ce style grécoromain, où les fervents adeptes de la culture latine. trouvent, aujourd'hui, un cadre plus en harmonie avec leurs études qu'avec la grisaille du ciel angevin.

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Ce fut dans cette belle demeure que naquit, le 30 mai 1847, le futur Sénateur Guillaume Bodinier. Son père, M. Victor Bodinier, le frère cadet de Guillaume, avait eu une carrière moins brillante que son aîné; mais ses goûts étaient sensiblement les mêmes. Le Dictionnaire historique de Port car le nom des Bodinier est depuis plusieurs générations mêlé à l'histoire politique et artistique de l'Anjou nous apprend que ce cadet avait commencé par s'adonner, lui aussi, à la peinture pour se spécialiser ensuite dans la gravure. Tout pénétré comme son frère d'admiration pour l'Italie, seconde patrie de tous les artistes, il y avait fait, avec les frères Flandrin, un séjour auquel se réfèrent précisément des lettres (dont nous parlerons tout à l'heure) publiées en 1891 par notre Président; et il en avait rapporté une collection d'aquarelles consacrées aux instruments et édifices agricoles transalpins. La poésie de l'agriculure a souvent été chantée: faut-il s'étonner que l'esthétique de ses constructions et instruments, dans un pays où toutes les formes sont belles, ait tenté le pinceau d'un artiste issu de la terre angevine ?

Du côté maternel, les influences qui purent agir sur M. Bodinier furent exactement de même nature. Sa mère, née Allaux, était la nièce et un peu la fille adoptive du célèbre peintre de ce nom, qui fut Directeur

de l'Ecole française à Rome. Elle-même avait remporté une médaille d'or au salon de peinture.

Fils et neveu de professionnels, Guillaume Bodinier se contenta d'être un amateur éclairé des arts. Son atavisme avait affiné son goût. Son passage à la présidence de notre Société des Amis des Arts fut particulièrement fécond.

Ayant passé sa vie à défendre les intérêts publics, il eut peu le temps de se livrer personnellement à des travaux écrits. Il a pourtant publié, soit dans nos annales, soit dans la Revue d'Anjou, quelques études dont la diversité témoigne de l'étendue et de la variété de sa culture. En voici le résumé :

La banquise de Saumur en 1768 (1884);

Compte rendu critique de l'étude de son ami, M. André Joûbert, sur « la vie privée en Anjou au XVe siècle »;

Eloge de M. Godard-Faultrier, fondateur du musée Saint-Jean et archéologue distingué (1891);

Notice sur M. André Joûbert, et analyse de ses ouvrages (1891);

« Les élections et les représentants de Maine-et-Loire depuis 1789 ».

Cette étude d'histoire parlementaire parut en 1886 et 1887 dans la Revue d'Anjou. Elle contient la biographie de tous nos hommes publics, depuis nos Députés aux Etats Généraux de 1789 jusqu'à nos représentants en 1886.

En 1891, sous le titre : « Un ami angevin d'Hippolyte et de Paul Flandrin », M. Bodinier publia la correspondance échangée de 1832 à 1839 entre les deux grands artistes et son père, M. Victor Bodinier. Enfin, dans une notice très complète sur « Gustave d'Espinay, sa vie, ses œuvres, 1829-1908 », M. Bodinier rendit à son prédécesseur, comme Président de notre Société, un

hommage mérité, et, en en dressant une liste complète, sauva de l'oubli plusieurs des savantes communications un peu éparses de ce très érudit magistrat.

Comme on le voit par cette simple et trop sèche nomenclature, M. Bodinier ne s'était spécialisé dans aucune branche particulière des Lettres ou des Arts. Amateur éclairé de la beauté sous toutes ses formes, aucune manifestation du savoir ou du talent ne le laissait indifférent. Il échappait ainsi au petit travers de certains présidents de sociétés savantes qui, ne s'intéressant personnellement qu'à un genre d'études plus ou moins limité, ne donnent pas à tous les rapporteurs l'impression qu'ils accordent un égal encouragement et une louange équitable à leurs diverses communications. A chacun, au contraire, M. Bodinier, grâce sans doute à sa courtoisie si bienveillante, mais aussi à la variété de sa culture, pouvait donner l'illusion qu'il était un peu « de la partie ».

S'il avait eu une petite préférence, je serais porté à croire que ce fut pour l'Histoire. Tout en faisant son Droit à Paris, de 1866 à 1869, il fréquentait les cours de l'Ecole des Chartes.

Dans l'instruction si complète qu'il fit donner à ses filles, l'histoire tint une large place; et les dernières visites de ses amis, il les reçut dans son imposante bibliothèque, près du ciel comme l'atelier d'un peintre, où il avait réuni, avec le goût d'un fin lettré et la patience d'un bibliophile, une collection d'ouvrages, sur l'Anjou notamment, qui ferait envie à plus d'un historien de profession. J'ai pensé parfois que, si la vie publique lui en avait laissé le loisir, il aurait pu, à la manière de son ami, M. de la Goree, nous laisser quelque étude d'histoire angevine, dont l'impartialité foncière et la lumineuse sérénité auraient contraint les esprits les plus prévenus à s'écrier avec admiration : voilà un homme qui dit la vérité.

En toute chose, M. Bodinier aima la vérité. L'harmo

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