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Quand on a lu ce passage, on doit se demander s'il existe réellement une différence entre la valeur et le prix; j'ai longtemps cherché sans en trouver aucune. A mon sens, Turgot a dénaturé dans sa solution, le problème qu'il avait posé. Le prix, c'est la valeur en numéraire et il est spécial à la vente; l'acheteur seul en doit un et on ne dit pas que le vendeur doive un prix à l'acheteur. Turgot l'avait reconnu lui-même lorsque dans ses Réflexions sur la formation des richesses il disait : « L'usage des paiements en argent a donné lieu à la distinction entre le vendeur et l'acheteur (1). » Il s'agit donc de savoir pourquoi le mot valeur qui est général est employé pour le mot prix qui est spécial, et réciproquement. Nous avons dit que cela tenait à l'usage général du numéraire et à la facilité que l'esprit trouve à comparer tous les produits avec cette commune mesure. Il n'y a pas autre chose, et ce qui prouve que Turgot était dans le faux, c'est l'obscurité de son exposition ordinairement si nette. Sans doute, il aurait fait disparaître cette imperfection, s'il avait eu le temps de revoir son article. Malheureusement, son travail est resté inachevé; mais tout incomplet qu'il puisse être, il contient des vérités qui sont restées le dernier mot de la science économique. On voit par les dernières pages qu'il allait donner sur le rôle de (1) OEuvres, t. I, p. 31, rubrique du § 49.

la monnaie des explications aussi lucides que celles que nous venons d'examiner sur la valeur; mais, dans sa lettre à l'abbé de Cicé et dans ses Réflexions sur la formation des richesses, il y a des éléments suffisants pour rétablir sa pensée et réparer l'interruption de l'article Valeurs et monnaies.

XII

DE LA MONNAIE.

On a souvent fait le reproche aux économistes d'annoncer des vérités évidentes et de passer un temps précieux à la recherche de lois que chacun connaît et observe sans avoir jamais lu d'ouvrage sur l'économie politique. Cette observation, alors même qu'elle serait fondée dans le présent, serait bien loin de l'être dans le passé; car, les erreurs que la science a dissipées étaient fort nombreuses, et la meilleure preuve de ses progrès se trouve précisément dans la certitude de ses résultats. L'erreur est, du reste, si ingénieuse dans ses déguisements, qu'on ne saurait trop enseigner les principes pour la déjouer, et l'esprit humain est si facile à tromper, à éloigner de la vérité au moyen de détours, qu'on ne saurait trop prendre de précautions pour l'affermir.

L'histoire du papier-monnaie en offre de frappants et instructifs exemples. Il semble, au premier

abord, qu'il soit inutile de démontrer que, dans tout échange, les deux objets sont d'une valeur égale et se mesurent réciproquement. « Voilà, disait Turgot, une vérité bien simple, mais bien fonda-mentale dans la théorie des valeurs, des monnaies et du commerce. Toute palpable qu'elle est, elle est encore souvent méconnue par de très-bons esprits, et l'ignorance de ses conséquences les plus immédiates a souvent jeté l'administration dans les erreurs les plus funestes. Il suffit de citer le fameux système de Law (1). » Les bons esprits auxquels il est fait allusion, dans ce passage, étaient Melon et Terrasson qui avaient soutenu que la monnaie, simple intermédiaire entre des produits, n'était en réalité qu'un signe. Il importait donc peu, selon ces publicistes, qu'elle fût en métal ou en papier; car ce n'est pas, disaient-ils, avec des métaux que l'on satisfait ces besoins, mais avec des produits (2). La monnaie n'est qu'un signe, puisque s'il n'y avait pas de produits à échanger, elle n'aurait plus aucune valeur comme numéraire. L'abbé Terrasson allait jusqu'à dire que, dans l'émission de ses billets, « le roi pouvait passer de beaucoup la proportion du décuple à laquelle les négociants, les particuliers

(1) Article Valeurs et monnaies, in fine.

(2) C'est cette vieillerie que M. Proudhon a pu remettre en vogue, pendant quelque temps, grâce à l'ignorance générale des matières économiques.

sont fixés. On ne voit même pas pourquoi cet économiste fixait une limite quelconque, puisque, d'après lui, tout le monde était obligé d'accepter la promesse du roi et que celui-ci avait le droit, par conséquent, de payer avec sa promesse même; en d'autres termes, les bons royaux ayant cours forcé, leur émission pouvait être illimitée et le gouvernement battre monnaie, sans qu'il en résultât aucun inconvénient pour les finances du roi.

On ne comprend pas qu'après avoir posé la question en ces termes, l'abbé Terrasson, arrivé si près de l'objection capitale qui s'élève contre le papier-monnaie, n'ait pas renoncé à son système. Ce qui fait précisément que le papier est dangereux, c'est que le gouvernement peut en augmenter la quantité avec la plus grande facilité. La restriction qu'on y apporte ordinairement, en fixant un gage mobilier ou immobilier qu'elle ne doit pas dépasser, a toujours été vaine. Comment espérer, au moindre embarras, que le gouvernement résiste à la tentation d'employer un moyen aussi simple de sortir d'affaires? Comment avec un frein aussi léger, pourra-t-on rassurer le public contre la menace, toujours prête à se réaliser, d'une dépréciation de valeur ? La monnaie n'est pas, à la vérité, à l'abri de ces variations; mais au moins sa mobilité a pour limite naturelle la production des mines, et il faut des événements considérables comme

la découverte du nouveau monde ou des richesses de Californie et d'Australie, pour influer sur sa quantité.

« Si le billet vaut de l'argent, disait Turgot, pourquoi promettre de payer? si le billet tient lieu de monnaie, ce n'est plus un crédit. Law l'a bien senti et il déclare que son papier circulant est véritablement une monnaie; il prétend qu'elle est aussi bonne que celle d'or et d'argent. » « Les billets de banque, ajoutait-il plus bas, énonçaient leur valeur en argent; ils étaient, de leur nature, exigibles; et tout crédit l'est parce qu'il répugne que les peuples donnent de l'argent pour du papier. Ce serait mettre sa fortune à la merci du prince. » Et encore: « Mais, dit l'abbé Terrasson, le roi pour conserver son crédit est intéressé à renfermer le papier dans de justes bornes. Quelles seront ces justes bornes et comment les déterminer (1)? »

Il est certain qu'on les a souvent dépassées et que la plupart des tentatives ont été suivies des plus déplorables désastres. A la vérité, en 1848, le cours forcé des billets de banque a eu l'heureux effet d'habituer les populations à ce moyen de crédit et n'a produit aucune catastrophe; mais il faut remarquer que cette mesure a été de courte durée et que l'émission appartenait à une compagnie indépendante. Si elle avait duré et que l'État eût été placé sous l'empire

(1) Lettre sur le papier-monnaie, OEuvres, t. I, p. 98.

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