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libres. Il faudrait cependant s'entendre. Lorsque la terre était cultivée par des serfs, on tirait argument de ce que le travail était moins coûteux et aujourd'hui on retourne l'objection en disant que la liberté sera une cause de bon marché. La vérité est que la Russie ne peut exporter que dans une proportion assez restreinte et que, fût-elle redoutable par le bon marché, nous devons être rassurés par la petite quantité. La vérité est aussi que le jour où sur la place d'Odessa le blé russe 'sera demandé avec une activité plus grande, on verra le prix s'élever par l'action naturelle des lois économiques. Les faits ont démontré l'exactitude de notre raisonnement. La différence entre les prix de France et d'Odessa, qui était en 1856 de 8 fr. 17 par hectolitre, n'était en 1857 que de 1 fr. 97, et en 1860 elle n'a pas dépassé 3 fr. 16. Or, le prix du transport et autres frais jusqu'à Marseille s'élèvent à 3 fr. par hectolitre, à quoi il faut ajouter 2 francs pour représenter la différence provenant de la qualité supérieure de nos blés sur ceux d'Odessa (1).

Lorsque tous ces faits seront bien connus et justement appréciés, le législateur ne se laissera plus émouvoir par les réclamations des intéressés qui s'alarment trop facilement et de ces empiriques

(1) Revue des Deux-Mondes, du 15 avril 1861, p. 989, article de M. de Lavergne.

qui, en présence d'un mal dont ils ne connaissent pas les éléments, appliquent précipitamment le remède sur l'endroit où la douleur sévit, sans s'inquiéter si l'effet de leur spécifique n'activera pas la cause qui la produit.

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III

DU TAUX DE L'INTÉRÊT.

La seconde conséquence que Turgot tirait du droit de propriété, c'est que le taux de l'intérêt devait être librement fixé par la convention des parties. Celui qui loue son capital mobilier fait un acte tout aussi légitime que le propriétaire foncier, quand il afferme ses terres. Pourquoi donc celuici est-il libre de demander le loyer qu'il veut, tandis que le capitaliste est empêché par la loi de dépasser un certain taux? « On peut louer son argent aussi légitimement qu'on peut le vendre ; et le possesseur de l'argent peut faire l'un et l'autre, non-seulement parce que l'argent est l'équivalent d'un revenu et un moyen de se procurer un revenu, non-seulement parce que le prêteur perd, pendant le temps du prêt, le revenu qu'il aurait pu se procurer, non-seulement parce qu'il risque son capital,

non-seulement parce que l'emprunteur peut l'employer à des acquisitions avantageuses ou dans des entreprises dont il tirera de gros profits; le propriétaire peut légitimement en tirer l'intérêt par un motif plus général et plus décisif. Quand tout cela n'aurait pas lieu, il n'en serait pas moins en droit d'exiger l'intérêt du prêt par la seule raison que son argent est à lui (1). »

La raison fondamentale était donc pour Turgot tirée du droit de propriété; tous les autres arguments étaient inutiles après celui-là, et on peut dire qu'ils en dérivaient. Turgot n'a cependant pas négligé de les faire valoir, et on en trouve un exposé, aussi complet que possible, dans le mémoire qu'il composa pour demander l'évocation par le conseil d'État des poursuites dirigées contre un honnête commerçant d'Angoulême (2).

Persuadé que la meilleure manière de combattre une erreur, c'était d'en montrer l'origine, il expliquait d'où était venu le préjugé général qui a fait une injure du mot usurier. Ce nom commença par devenir odieux, moins à cause de l'exagération du taux qu'à cause de la barbarie des voies d'exécution dont le créancier fut investi par les lois. L'antiquité a

(1) Réflexions sur la formation et la distribution des richesses (OEuvres, t. 1, p. 49, § LXXIV).

(2) T. I, p. 107 et suiv.

toujours retenti des cris des débiteurs, et lorsque le christianisme parut, il se mit du côté des pauvres. Le zèle des prédicateurs les jeta dans l'exagération et leur fit transformer en précepte de morale un simple conseil de charité que Jésus-Christ avait donné à ses disciples: mutuum date nihil inde sperantes. L'autorité des théologiens fit prévaloir cette idée, et l'usure devint odieuse non-seulement aux yeux du pauvre qu'elle opprimait, mais aussi pour les riches croyants; ceux qui méconnaissaient cette loi commençaient par se mettre au-dessus de la religion, et la haine des usuriers était rendue plus profonde par la passion religieuse.

Mais Turgot constatait que ces causes de prévention s'étaient fort affaiblies et que le nom d'usurier n'était plus appliqué que dans quelques cas. « Le nom d'usurier, disait-il, ne se donne plus, dans la société, qu'à ceux qui prêtent sur gage aux petits bourgeois et aux artisans dans la détresse, enfin à ces hommes infâmes qui font métier de fournir à des intérêts énormes, aux enfants de famille dérangés, de quoi subvenir à leur libertinage et à leurs folles dépenses...» « De ces sortes d'usuriers, ajoutait-il, il n'y a cependant que les derniers qui fassent dans la société un mal réel (1).

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Combattant ensuite l'argument de certains juris(1) T. I, p. 138.

consultes, de Pothier notamment, qui trouvaient injuste que, dans un contrat à titre onéreux, il fût permis au créancier de réclamer plus qu'il n'avait donné, Turgot démontrait jusqu'à l'évidence que ce raisonnement dépassait tout ce que l'esprit légiste avait imaginé de plus étroit. Il ne fallait, en effet, qu'un peu de bonne volonté pour voir que la valeur prêtée et la valeur restituée étaient équivalentes et que les prestations des deux parties étaient parfaitement commutatives. Le prêteur donnait une somme immédiatement, et, par conséquent, conférait à l'emprunteur, non-seulement la propriété de l'argent, mais encore l'avantage qui pouvait résulter de son usage pendant le temps qui séparerait le contrat du remboursement. A son tour, le débiteur s'engageait à rendre à l'échéance, non-seulement le sort principal, mais encore le prix du service que l'usage lui a procuré, et dont le créancier s'est privé. Mais, objecte-ton, l'emprunteur a été rendu propriétaire des deniers, et, par conséquent, il est injuste de lui faire payer le loyer d'une chose qui lui appartient. «Misérable équivoque encore! disait Turgot. Il est vrai que l'emprunteur devient propriétaire de l'argent, considéré physiquement comme une certaine quantité de métal; mais est-il vraiment propriétaire de la valeur de cet argent? Non, sans doute, puisque cette valeur ne lui est confiée que pour un temps, et pour la rendre à l'échéance.

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