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gères y former comme une nouvelle nation sans territoire, alors la société a le droit de rechercher les causes de cette émigration. Les uns quittent par terreur, les autres par vanité : citoyens plus malheureux que coupables, car si c'est un malheur d'avoir placé sa jouissance dans de vains préjugés que la raison a dissipés, ils n'en doivent pas moins conserver le droit de changer de patrie. La troisième classe des émigrants est celle de ceux qui ont manifesté des desseins hostiles: plusieurs même sont déjà coupables. Je demande pourquoi la nation ne pourrait pas prendre des mesures pour connaître ses ennemis, si elle n'a pas le droit de prendre des précautions pour sa şûreté, lorsque ce droit est celui de tout individu; mais, confondre les rebelles avec tous les émigrés, ce serait violer la liberté de beaucoup d'entre eux; car, comment un homme est-il libre, lorsque, sortant pour son commerce, il est puni de son activité, en se trouvant confondu avec de vils transfuges ?

Enfin, quand une nation a le droit de faire des préparatifs contre une autre, comment n'aurait-elle pas celui de faire des préparatifs contre une nouvelle espèce de nation qui prendrait les armes contre elle? Le droit est le même, mais les moyens sont différents. On agit à force ouverte contre une nation constituée, mais contre une nation qui n'est pas formée, contre une ligue volontaire de rebelles, on doit agir comme on agirait contre des individus. Il faut connaître quelles sont les intentions de chacun d'eux; il faut que chacun des Français émigrés puisse prêter le serment civique tel qu'il est inséré dans l'acte constitutionnel, entre les mains du consul ou de l'envoyé de la nation; il faut qu'ils déclarent reconnaître la constitution, se soumettre à l'exécuter, et là regarder comme émanée d'une autorité légitime, et comme exécutoire pour tous les citoyens. Celui qui ne voudra pas prêter le serment civique doit dé– clarer que, pendant deux ans, il n'entrera au service d'aucune puissance étrangère, qu'il ne prendra pas les armes contre sa patrie, et qu'il ne sollicitera des secours auprès d'aucune puissance étrangère contre la France; celui, dis-je, qui ne fera pas cette déclaration, doit être regardé comme ennemi de la patrie. Ceux au contraire qui auraient fait cette déclaration, conserveraient tous leurs droits à leurs pensions; car la renonciation à sa patrie n'est pas un délit : ils jouiraient pour leurs biens de toute la protection qu'on accorde aux propriétés des étrangers; mais ils perdraient tous droits aux grades et à l'avancement militaires; car ils ne doivent pas jouir d'une patrie qu'ils ont refusé de servir.

Je viens de demander que ceux qui refuseraient de faire ces déclarations demandées, soient regardés comme ayant émigré avec

des intentions coupables; mais on ne peut les punir jusqu'à ce qu'il existe contre eux des preuves judiciaires. Pour désarmer les ennemis faut-il attendre qu'ils vous aient assassinés? Parce que le crime des émigrés n'est pas consommé, faut-il leur laisser les moyens de nous faire la guerre, de nous susciter des ennemis, de soulever notre armée en soudoyant des hypocrites, en faisant entrer dans nos régiments de ces hommes qui ne redoutent aucune bassesse, pourvu qu'ils puissent servir la cause de l'orgueil et du fanatisme? de quel droit, par pitié pour ces hommes méprisables, sacrifierions-nous la sûreté de nos commettants? Telles sont les mesures de rigueur que vous avez le droit de prendre.

M. Vergniaud annonce qu'il examinera ces trois questions : Est-il des circonstances dans lesquelles les droits naturels de l'homme puissent permettre à une nation de prendre une mesure quelconque relative aux émigrations? La nation française se trouvet-elle dans ces circonstances? Si elle s'y trouve, quelles mesures lui convient-il de prendre?

Sur la première question, il pose en principe que, «<si l'homme, tel qu'il sort des mains de la nature, reçoit, avec la vie, une liberté pleine et entière, sans aucune restriction et sans aucune borne ; que s'il a le droit de faire tout ce qu'il peut et qu'alors sa volonté seule et sa conservation sont ses suprêmes lois », il n'en est plus de même dans l'état social. Il y contracte, avec les autres hommes, des rapports qui deviennent autant de modifications à son état naturel. La liberté civile, dit-il, est la faculté de faire ce qu'on veut, pourvu qu'on ne nuise pas à autrui, et la liberté politique est aussi la faculté de faire ce qu'on veut, pourvu qu'on ne nuise pas à la patrie...

C'est donc une vérité non moins respectable que les droits de l'homme, et qu'on ne saurait obscurcir par aucun sophisme, que lorsque la patrie juge nécessaire à sa tranquillité de réclamer les secours de tous ses membres, c'est un devoir sacré pour ceux-ci de lui payer le tribut de fortune ou de sang qu'elle demande. D'où je conclus naturellement que les droits de l'homme, tels du moins qu'il peut en jouir dans l'ordre social, ne renferment pas celui de répondre à cet appel de la patrie par une émigration qui serait la plus lâche désertion. Celui qui, dans un cas pareil, se retire, rompt le pacte social; la société, à laquelle il est infidèle, ne doit plus aucune protection, ni à lui, ni à sa propriété.

La liberté absolue n'appartient qu'à l'homme sauvage; si l'individu aspire au privilége d'être protégé par la société, il faut qu'il renonce à cette portion de sa liberté, dont l'exercice pourrait devenir funeste à ceux qui le protégeraient; les obligations de services,

de soins, de travaux, de dangers et même d'affection, sont réciproques entre la patrie et le citoyen.

Attaquez cette vérité fondamentale, ou plutôt ce sentiment d'obligations mutuelles, sur lequel repose l'harmonie sociale, vous lâchez le frein à toutes les passions particulières; vous faites disparaître les rapports de l'individu à la société, et de la société à l'individu; vous rendez l'homme plus libre, mais vous l'autorisez à la trahison, à la perfidie, à l'ingratitude; vous éteignez en lui les sentiments moraux. Vous lui donnez, il est vrai, l'univers pour patrie, mais vous lui ôtez celle qui l'avait vu naître; vous lui donnez tous les hommes pour concitoyens, mais vous l'instruisez à leur manquer de foi... Il est prouvé qu'une association politique touche au terme de sa durée, si on lui ôte le droit de réclamer, dans ses besoins, le secours des membres qui la composent; il est prouvé que les membres qui, au lieu d'accorder les secours réclamés, prennent lâchement la fuite, violent la plus sacrée des obligations; il est prouvé que, vouloir justifier cette coupable défection par l'allégation des droits de l'homme, de celui surtout de se fixer sous l'empire du gouvernement qui lui plaît le plus, c'est étouffer tous les sentiments qui font les délices et l'honneur de notre existence; c'est demander hautement la dissolution du corps social. Il est donc prouvé qu'il est des circonstances où une nation peut, sans blesser la justice, chercher les moyens de réprimer les émigrations qui compromettent sa tranquillité.

Après avoir posé ces prémisses, Vergniaud passe à la seconde des questions qu'il s'était posées. Maintenant, dit-il, me tromperais-je en disant que les émigrants ne quittent pas seulement leur patrie parce que s'n gouvernement ne les rend pas heureux, ou parce qu'ils ne veulent supporter pour elle aucune fatigue ni courir aucuns hasards; est-il vrai que ce soit la haine et la fureur qui les ont bannis de son sein; est-il vrai qu'ils forment autour d'elle une ceinture de conspirateurs, qu'ils s'agitent et se tourmentent pour lui susciter des ennemis, qu'ils excitent ses soldats à la désertion, qu'ils soufflent parmi ses enfants le feu de la discorde, qu'ils y répandent par leurs manœuvres l'esprit de vertige et de faction, et qu'enfin, le fer et la torche à la main, ils élèvent au ciel indigné des vœux criminels pour hâter le jour où ils pourront s'enivrer de son sang et la couvrir de cendres et de ruines; je le demande aux ardents défenseurs des droits de l'homme et de la liberté indéfinie des émigrations, croient-ils qu'il soit de la justice que la patrie attende dans un calme funeste les coups qu'on lui prépare? Croientils qu'elle blessera les droits de l'homme en prenant les précautions

qui pourront faire avorter les complots formés contre elle? pensentils qu'elle ne puisse pas traiter en ennemis ceux qui conjurent sa ruine, en rebelles les enfants ingrats qui aiguisent des poignards pour la déchirer? L'exercice des droits de l'homme ne serait-il permis qu'aux émigrants ou aux assassins? serait-il interdit aux citoyens vertueux restés fidèles à leur pays? L'attaque serait-elle licite aux premiers, et les autres doivent-ils attendre qu'on les égorge pour se mettre en état de défense?

Ici, j'entends une voix qui s'écrie: Où est la preuve légale des faits que vous avancez? Quand vous la produirez, il sera temps de punir les coupables. O vous qui tenez ce langage, que n'étiez-vous dans le sénat de Rome, lorsque Cicéron dénonça la conjuration de Catilina! vous lui auriez demandé aussi la preuve légale ! J'imagine qu'il eût été confondu : Rome aurait été pillée, et vous et Catilina auriez régné sur ses ruines. Des preuves légales! Vous ignorez donc que telle est la démence de ces nouveaux conjurés, qu'ils tirent même vanité de leurs complots? Lisez cette protestation contre l'acceptation du roi, où l'on insulte la nation avec tant d'indécence, ou plutôt démentez l'Europe entière. Attendez une invasion, que votre courage repoussera sans doute, mais qui livrera au pillage et à la mort vos départements frontières et leurs infortunés habitants. Des preuves légales! Vous comptez donc pour rien le sang qu'elles vous coûteront? Des preuves légales! Ah! prévenons plutôt les désastres qui pourraient vous les procurer. On s'est permis de dire ici que c'étaient les flatteurs du peuple qui proposaient des mesures de rigueur contre les émigrants, et l'on a eu soin d'ajouter que cette espèce de flatteurs était la pire de toutes. Je déclare formellement que je n'accuse les intentions de personne; mais je dis à mon tour que cette dernière réflexion ne prouverait rien sur la question des émigrants, si ce n'est une préférence marquée pour la flatterie envers les rois. (On applaudit.) Je dis en second lieu : Malheur sans doute à ceux qui flattent le peuple pour l'égarer, comme à ceux qui l'ont méprisé pour usurper le droit de l'opprimer! mais malheur aussi à qui saisirait avec adresse le prétexte de censurer ses flatteurs pour décourager ses vrais amis, et pour épancher indirectement une haine cachée contre lui! Malheur à ceux qui l'excitent aux séditions! mais malheur aussi à ceux qui, lorsqu'il est près du précipice, cherchent à lui cacher le danger, et qui, au lieu d'échauffer son courage, l'endorment dans une fausse sécurité! On ne cesse depuis quelque temps de crier que la révolution est faite; mais on n'ajoute pas que des hommes travaillent sourdement à la contre-révolution. Il semble qu'on n'ait d'autre

but que d'en éteindre l'esprit, lorsque jamais il ne fut plus nécessaire de l'entretenir dans toute sa force. Il semble qu'en recommandant l'amour pour les lois on redoute de parler de l'amour pour la liberté. S'il n'existe plus aucune espèce de danger, d'où viennent ces troubles intérieurs qui déchirent les départements, cet embarras dans les affaires publiques? Pourquoi ce cordon d'émigrants qui cerne une partie de nos frontières? Que signifie cette puissante armée de ligne répandue dans les départements du Nord, et ces nombreux bataillons de gardes nationales par lesquels vous la renforcez !

Troisième question. Quelles sont donc les mesures que la nation doit prendre? Ici je distingue avec M. Brissot, parmi les émigrants, les princes français, les officiers déserteurs et les simples citoyens. On a paru douter qu'il fût juste d'assujettir la propriété de ces der– niers à une contribution plus forte que celle des autres citoyens. S'ils payent, a-t-on dit, leur part de la contribution commune, ils ont droit à la protection dont cette contribution est le prix : il faut les considérer comme des étrangers qui auraient des propriétés dans le royaume. On se trompe il faut les regarder comme des traîtres qui, ayant violé leurs obligations envers la patrie, l'ont affranchie de celles qu'elle avait contractées envers eux. Il faut les considérer comme des ennemis auxquels elle doit indignation et non assistance. Que si, malgré leur perfidie, elle veille encore sur leurs propriétés, elle peut déterminer à son gré le prix de cette surveillance volontaire; que si, pour déjouer leurs complots et assurer sa tranquillité, elle est induite à des dépenses extraordinaires, la justice lui désigne leurs propriétés comme le dédommagement naturel de ses frais. On observe que cette mesure est petite, et peu digne de l'assemblée nationale. Et qu'importe sa grandeur ou sa petitesse! c'est de sa justice qu'il s'agit. (On applaudit.)

Je n'ai rien à dire sur les officiers déserteurs : leur sort est déjà réglé par le code pénal. Quant aux princes français, il y a dans la constitution une disposition qui concerne particulièrement LouisStanislas-Xavier, ci-devant Monsieur. L'ordre de sa naissance l'appellerait à la régence, si le roi venait à mourir, et que le prince royal fût encore mineur; or, voici, relativement au régent, les dispositions de la loi constitutionnelle on les trouve au chapitre II, section III, article second. Il est dit :

« Si l'héritier présomptif est mineur, le parent majeur, premier appelé à la régence, est tenu de résider dans le royaume. Dans le cas où il en serait sorti, et n'y rentrerait pas sur la réquisition du corps législatif, il sera censé avoir abdiqué son droit à la régence, »>

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