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chienne, etc. Ce journal offrait le danger de tout journal: il parlait trop; il fut supprimé.

Il y avait bien des circonstances de nature à refroidir les émigrés. La principalé était dans leurs propres sentiments. Les nobles avaient apporté sur le sol étranger toute la légèreté, toute la vanité, qui les avaient perdus dans leur propre pays. C'est ainsi qu'en jugèrent les plus sages d'entre eux. Ils n'avaient rien oublié de leurs préjugés de caste; ils les avaient exagérés, au contraire. De là des distinctions entre la haute, la moyenne et la petite noblesse; de là un mépris non dissimulé pour les bourgeois qui venaient parmi eux et demandaient une place dans leurs rangs. Ce fut pour satisfaire ceux-ci et pour leur donner une place, qu'on créa ces étranges compagnies dites de régiment, dont chacune représentait un régiment et en avait l'état-major complet; l'uniforme des nobles était rouge; celui des roturiers, jaune. Beaucoup de chevaliers d'industrie, beaucoup de fanfarons s'étaient, d'ailleurs, faufilés dans la foule de là, la nécessité des épurations, et, par suite, une telle manie de s'épurer, qu'un homme d'esprit, émigré lui-même, disait : « Quand deux émigrés se rencontrent, ils s'épurent. » Il semblait qu'on crût prouver sa supériorité en apportant plus de morgue dans ce genre d'affaires. Cette exagération éloigna beaucoup de gens, entre autres Pichegru et Bonchamps, dont on ne devinait guère alors les futures destinées. (Mémoires secrets de d'Allonville.) Ce n'était pas tout: un certain esprit d'égalité s'était introduit parmi ces partisans de l'inégalité; nul parmi ces nobles ne voulait reconnaître un titre supérieur au sien; le comte ne reconnaissait pas la supériorité dn duc, et ainsi de suite. Les princes eux-mêmes n'étaient pas parfaitement unis il y avait le parti de Worms ou du prince de Condé, et le parti de Coblentz ou de Monsieur et du comte d'Artois. Les amis de ces deux derniers princes n'étaient pas même toujours d'accord. Monsieur passait pour inclinant au constitutionnalisme; le comte d'Artois, pour strictement monarchique.

Cet état d'anarchie était sans doute connu du roi, et c'était pour lui une raison de plus de vouloir rappeler les émigrés. Cependant, chose singulière, le roi soldait plusieurs des corps et plusieurs des personnages qui en faisaient partie. La démonstration de ce fait résulte des pièces saisies chez Laporte (première collection des pièces jointes au procès du roi. On verra dans le procès de Louis XVI comment Desèze répondit aux conséquences qu'on était en droit d'en tirer).

Le dixième recueil des pièces de cette collection contient les états des appointements de chacune des quatre compagnies de gar

des du corps publiquement supprimées. Il prouve que leur solde pour 1791 leur était payée sur les fonds de la liste civile, quoique la plupart d'entre eux fussent à Coblentz. Chaque état est terminé par ces mots : «Trésorier général de la liste civile, Jean-Baptiste Tourteau de Septeuil, payez comptant aux officiers et gardes de la compagnie (ici le nom de la compagnie) les traitements que je leur ai conservés, ainsi qu'il est énoncé au présent état, et ce par semestre, et sauf les retenues accoutumées.

<< Fait à Paris, le 28 janvier 1792. Signé, Louis. Par le roi : Signé, LAPORTE. »

L'état de la compagnie de Grammont porte les noms de 248 gardes, de 49 officiers, sous-officiers et brigadiers, de 3 trompettes. – L'état de la compagnie de Noailles porte les noms de 248 gardes, de 46 officiers, sous-officiers et brigadiers, de 5 trompettes.-L'état de la compagnie de Luxembourg porte les noms de 248 gardes, 48 officiers, sous-officiers et brigadiers et de 3 trompettes. - La compagnie écossaise contient les noms de 248 gardes, de 55 officiers, sous-officiers et brigadiers, 3 trompettes. Les noms de tous les hommes qui composent cette dernière compagnie sont, d'ailleurs, français.

Dans le quinzième recueil, qui contient la note des appointements payés aux personnes qui possédaient des charges à la cour, on voit que ces appointements avaient été conservés également aux titulaires émigrés : ainsi on y trouve le nom du prince de Condé, du cardinal de Montmorency-Laval, grand aumônier de France, de Richelieu, de Duras, de Brézé, etc. Le prince de Condé ne recevait pas moins de 159,950 livres. (Pièces trouvées chez Laporte.)

C'est à l'aide du revenu de la liste civile, qui était considérable, que le roi acquittait ces dépenses. Mais pourquoi continuait-il à s'en charger? Est-ce parce qu'ayant, au commencement, approuvé l'émigration, il s'y croyait obligé par devoir ? Est-ce parce qu'il considérait les services passés comme un droit acquis, ou qu'il voulait conserver une certaine autorité sur les émigrés? Il ne nous est pas possible de résoudre ces questions.

Les émigrés avaient encore e d'autres ressources. On faisait en France des souscriptions pour eux, même à Paris, et d'une manière qui n'était pas trop secrète; enfin ceux qui possédaient des biens en France, en touchaient les revenus intégralement; car la peine de la triple imposition établie par la constituante (décret du 9 juillet et 1er août) avait été révoquée, ainsi que toutes les autres mesures prises contre l'émigration par l'amnistię du 14 sep

tembre. Mais revenons à ce qui se passait en France et aux conséquences de la proclamation de Louis XVI aux émigrés.

L'assemblée et le roi étaient dans la position singulière de deux pouvoirs rivaux, et sans autre contrôle que l'opinion publique. Il s'agissait, pour tous deux, de conquérir aux dépens l'un de l'autre autant de popularité que possible. L'assemblée, composée, en général, d'hommes inconnus, sans notabilité, avait, sous ce rapport, presque autant à faire que Louis XVI lui-même. Le côté gauche, qui comprenait parfaitement la situation, avait cherché par des exagérations dans des questions puériles et sans importance, dans lesquelles il avait entraîné le centre, à s'attribuer d'emblée la réputation et l'autorité révolutionnaire qui manquaient à la législative. Il n'avait pas réussi le sujet n'en valait pas la peine; tout le monde I avait senti, et la brusque conversion du centre à une opinion plus modérée avait ôté à l'assemblée l'approbation même des quelques personnes auxquelles cette exagération avait pu plaire. Le moment était donc bien choisi par la cour pour prendre un avantage sur cette assemblée, et de là les lettres et la proclamation aux émigrés. Le corps législatif, et la gauche surtout, sentirent le coup qui leur était porté: la gauche se hâta donc de reprendre la question; elle la résolut, comme on va le voir, dans le sens le plus révolutionnaire. C'était, d'ailleurs, un sujet très-populaire; il y avait à Paris comme un écho qui grossissait tout ce qui se faisait et se disait à Coblentz, à Worms, à Bruxelles. Les journaux royalistes, comme les journaux patriotes, exagéraient à qui mieux mieux: il semblait, à les entendre, que le danger fût extrême. En vain les gens sages s'appliquaient à représenter ce rassemblement tel qu'il était, c'est-à-dire divisé d'opinions, sans discipline et presque sans armes ; ils étaient en petit nombre; leurs voix ne pouvaient dominer le bruit qu'on faisait autour d'eux.

CHAP. II.

La question de l'émigration est portée devant l'assemblée nationale. Discours de Brissot. Il demande des mesures sévères contre les fonctionnaires publics émigrés, la liberté d'émigrer pour les autres citoyens, une déclaration énergique aux puissances étrangères. Condorcet veut qu'avant de prendre des mesures de rigueur on demande le serment civique aux émigrés. Discours de Vergniaud. Discours de Pastoret. La discussion est fermée.

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Cependant il fallait une occasion où l'assemblée pût reprendre la question de l'émigration sans paraître suivre seulement l'exemple donné par le roi. Le 15 octobre, Merlin de Thionville vint lire à la tribune une lettre de la municipalité de Sierck, qui annonçait avoir arrêté un bateau chargé d'effets à l'adresse de M. de Ver

TOME VI.

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gennes à Coblentz, de draps et de quelques uniformes. Le district avait ordonné qu'on le laissât aller. Aussitôt Merlin proposa à l'assemblée de s'occuper du conflit élevé entre la municipalité et le district. L'ordre du jour fut réclamé avec violence. La gauche s'y opposa avec un bruit égal. On cria que les ministres trompaient l'assemblée, qu'il s'agissait du salut public; d'un autre côté, on invoquait la constitution: enfin, après un grand tumulte, Merlin obtint que cette question fût mise à l'ordre du jour pour le lendemain. A la séance du 16, Merlin revint sur l'affaire de la veille; Vaublanc fit remarquer qu'elle était uniquement administrative; que c'était au département à prononcer entre la municipalité et le district. Couthon, Lacroix, Bazire, Chabot, prirent en vain la parole dans le sens de Merlin et en faveur de la municipalité, l'assemblée passa à l'ordre du jour.

L'occasion manquée fut retrouvée bientôt, et dans la même séance du 16, on donna lecture d'une lettre du ministre de la guerre, relative aux emplois vacants dans l'armée : il en résultait que le nombre des emplois vacants dans l'infanterie avait été de 1,468; on avait pourvu au remplacement de 508; et que dans la cavalerie, où il manquait 464 officiers, on n'en avait nommé encore que 256. Le ministre faisait observer que la constituante avait fixé un terme trop court pour l'achèvement du travail de remplacement; il proposait de le prolonger jusqu'au 1er janvier. A peine la lecture de cette lettre fut-elle achevée, que les propositions les plus contraires furent apportées à la tribune: les uns demandèrent qu'on prît des mesures contre les officiers qui quittaient leurs drapeaux; les autres soutinrent qu'on était libre de se démettre. On demanda l'impression de la liste des absents. Enfin Vergniaud proposa de renvoyer la lettre du ministre au comité militaire, et de fixer un jour pour traiter d'une manière solennelle et régulière la question de l'émigration. L'assemblée se rangea du côté de cette opinion, et la discussion fut mise à l'ordre du jour pour la séance du 20.

SEANCE DU 20 OCTOBRE. Il y avait 60 orateurs inscrits. Lequinio et Lemontey, qui occupèrent les premiers la tribune, ne parlèrent que de l'impossibilité constitutionnelle et du danger mênie d'arrêter l'émigration. Crestin fit observer que cette maladie politique avait redoublé depuis l'acceptation de la constitution; il demanda le renouvellement de la loi du 1er août et la prohibition de la sortie des armes et des munitions. Après eux Brissot monta à la tribune, au milieu des applaudissements de l'assemblée.

M. Brissot. En examinant les lois différentes rendues contre l'é

migration, en considérant les difficultés qu'elles ont éprouvées dans leur exécution, j'en ai cherché la cause, et je me suis convaincu qu'elle était dans le principe même de ces lois, dans la partialité de leurs applications, dans le défaut de grandes mesures. La marche que l'on a suivie jusqu'ici a été l'inverse de celle que l'on devait suivre. Au lieu de s'attacher aux branches, on devait attaquer le tronc. On s'est acharné contre des hommes qui ont porté leurs vieux parchemins dans des pays où ils les croient encore en valeur, et, par une faiblesse impardonnable, on a paru respecter les chefs qui commandaient ces émigrations. Si l'on veut sincèrement parvenir à arrêter l'émigration et l'esprit de rébellion, il faut punir les fonctionnaires publics qui ont abandonné leur poste; mais il faut surtout punir les grands coupables qui ont établi, dans les pays étrangers, un foyer de contre-révolution.

Il faut distinguer trois classes d'émigrants: la première, celle des deux frères du roi, indignes de lui appartenir, puisqu'il a accepté la constitution; la seconde, celle des fonctionnaires publics qui ont déserté leur poste, et qui s'occupent à débaucher les citoyens; enfin, les simples citoyens qui, soit par haine pour la révolution, soit par crainte, ont la faiblesse de se laisser entraîner par leur séduction. Vous devez haine et punition aux deux premières classes, pitié et indulgence à la troisième. Si vous voulez arrêter les émigrations, ce n'est pas sur la troisième classe que doivent tomber vos coups, ce n'est pas même sur la seconde que doivent tomber les plus violents; si l'on use de complaisance et de palliatifs, on croira que vous redoutez leur coalition, et les mécontents, nourrissant des espérances que votre faiblesse aura produites, iront se ranger sous leurs drapeaux. Et pourquoi craindraient-ils? L'impunité de leurs chefs leur assurera la leur. De quel droit, vous diront-ils, nous punissez-vous? Avez-vous deux poids et deux mesures? Vous nous punissez, et vous épargnez nos chefs: il y a double délit, injustice et lâcheté. (On applaudit.)

Tel a été le raisonnement d'instinct qu'a produit la faiblesse de l'assemblée nationale, dans l'esprit de tous les émigrés. Comment pouvaient-ils croire à des lois sur les émigrations, lorsque vous sembliez respecter les traîtres qui les provoquaient, lorsqu'ils voyaient un prince, après avoir prodigué 40 millions en dix ans, recevoir encore de l'assemblée nationale des millions pour payer son faste et ses dettes? Il faut poursuivre les grands coupables, ou renoncer à toutes lois contre les émigrations. Vous ne pouvez punir les citoyens qui n'agissent que par instigation, lorsque vous laissez impunis leurs instigateurs. Les tyrans punissaient toujours les chefs, et pardon

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