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par l'entremise de ces facteurs, c'est porter atteinte à la liberté, et quoi qu'en disent les règlements, il est douteux que les marchands et les consommateurs trouvent un avantage réel à cette restriction. Les marchés doivent être une facilité, non une gêne pour le commerce.

Le même mode de réglementation s'appliqua aux autres marchés de Paris, qui furent placés dans les attributions du préfet de police 1. Dans les départements, la tenue des foires, halles et marchés fut soumise à l'autorisation du ministre de l'intérieur, donnée sur avis du préfet, et la surveillance fut confiée aux commissaires généraux de police 2. Quelques années plus tard, sous l'Empire, les facteurs de la Halle de Paris durent être commissionnés par le préfet de police 3, qui fixa leur rétribution à 2 1/2 p. 100 et qui rendit leur concours plus efficace par l'établissement, avantageux aux cultivateurs, de la vente à la criée. La vente seule des beurres aurait procuré, d'après le tarif, un bénéfice de 135,000 francs en 1808, si la ville de Paris n'eût bientôt prétendu toucher une part de ce revenu. Elle s'attribua la moitié du droit ; et comme elle le transformait en impôt municipal, elle le déclara obligatoire non seulement pour les beurres et œufs vendus en gros à la Halle, mais pour ceux même qui étaient adressés directement à des particuliers 1.

Le pain et la corporation des boulangers. - En proclamant la liberté du commerce la Constituante elle-même avait fait une réserve au sujet du pain et de la viande qu'elle laissait aux magistrats municipaux le droit de taxer . Les consuls, usant de ce droit, rétablirent la taxe à Paris et pensèrent assurer le pain des habitants en réunissant les boulangers en corps, sous la surveillance de l'administration. A l'avenir, dit l'arrêté consulaire du 19 vendémiaire an X (11 octobre 1801), <«< nul ne pourra exercer la profession de boulanger sans une permission spéciale du préfet de police ». Or, pour obtenir cette permission, il fallut déposer dans les magasins de la ville quinze sacs de farine de première qualité, du poids de 325 livres, avoir chez soi un approvisionnement de soixante, trente ou quinze sacs, selon l'importance de

1. Décret du 12 messidor an VIII (1er juillet 1800). 2. Arrêté du 5 brumaire an IX (27 octobre 1800).

3. Ordonn, du 29 janvier 1806.

4. Ordonn, du 28 mai 1806.

5. La vente fut de 2.533.210 kilogrammes et produisit 5.497.129 francs. 6. Décret du 21 septembre 1807.

7. Décret du 3 décembre 1807.

8. « La taxe des subsistances, dit la loi du 19-22 juillet 1791 (art. 30), ne pourra provisoirement avoir lieu dans aucune ville ou commune que sur le pain ou la viande de boucherie, sans qu'il soit permis, en aucun cas, de l'étendre sur le vin, le blé, les autres grains et autres espèces de denrées; et ce, sous peine de destitution des officiers municipaux. »

la boulangerie, ne pas diminuer le nombre de ses fournées sans autorisation du préfet, prévenir six mois avant de quitter son établissement. Quatre syndics, nommés en présence du préfet par vingtquatre boulangers, qu'il désigna lui-même parmi les plus anciens, furent chargés des rapports de la communauté avec la police.

Les six cent quarante et un boulangers de la ville s'étant soumis à cette loi, le préfet déclara que ceux qui auraient déposé au 1er frimaire les quinze sacs de garantie pourraient seuls exercer et que les commissaires feraient au moins deux visites par décade chez chaque boulanger pour vérifier l'approvisionnement 1.

Les précautions étaient minutieuses. Plusieurs ordonnances de police les confirmèrent ou les augmentèrent durant l'Empire. Le code civil conféra aux boulangers un privilège sur les meubles et même sur les immeubles de leurs débiteurs pour fourniture de pain faite dans les six derniers mois 2; un décret donna de même un privilège aux facteurs de la Halle sur les farines du dépôt de garantie 3.

Le chef-d'œuvre et la maîtrise n'étaient pas rétablis. Mais à cela près, l'organisation était modelée sur l'ancien corps de métier, et l'esprit de monopole s'y développa rapidement. La police avait autorisé l'ouverture de plusieurs boulangeries nouvelles. Les syndics s'émurent de cette concurrence. De concert avec quarante-huit des principaux du métier, ils décidèrent, en 1807, que sur chaque établissement en activité à chaque mutation, il serait prélevé une contribution de 30 francs, élevée dans la suite à 60, et que le produit servirait à acheter les fonds de boulangerie « que le préfet de police aurait décidé devoir être supprimés, ou dont la demande de suppression aurait été présentée à ce magistrat et acceptée par lui ». Le préfet approuva; il n'accorda plus de nouvelles autorisations, et les rachats, en quelques années, réduisirent de 689 à 560 le nombre des boulangeries parisiennes *.

Des syndics, des cotisations, un nombre de maîtres limité, et par suite une valeur artificielle des fonds, des visites fréquentes, des dépòts qui, sans préserver Paris des disettes, enlevaient un capital à la circulation et imposaient une charge aux boulangers: telles étaient les conséquences de l'arrêté consulaire.

Ce qu'on ne faisait pas revivre, c'était l'indépendance des anciennes

1. Ordonn. du 7 novembre 1801.

2. Code civil, art. 2101 et 2104. Créances privilégiées... fournitures de subsistances faites au débiteur et à sa famille, savoir pendant les six derniers mois, par les marchands en détail, tels que boulangers, bouchers et autres...

3. Décret du 17 février 1811.

4. Il y avait seulement 601 boulangers à Paris en 1854, quoique la population eût doublé elle était de 547,700 habitants au recensement de 1801 et de 1,174,000 recensement de 1856.

corporations. Bonaparte s'en défiait. Celle-ci était toute sous la main. de l'administration qui autorisait seule les boulangers à s'établir, quị fixait la taxe, gardait dans ses magasins le dépôt de garantie et faisait les visites par ses commissaires.

En droit cette création par simple arrêté était illégale; car si la loi du 19-22 juillet 1791 donnait le droit de taxer le pain, elle ne portait pas atteinte à la liberté de s'établir dans une industrie quelconque qu'avait proclamée la loi du 2-17 mars 1791. Mais personne alors ne paraît avoir protesté, et nul n'aurait eu l'autorité de le faire efficacement.

Rétablissement d'une corporation des bouchers el de la Caisse de Poissy. La boucherie eut le même sort. L'ancienne corporation des bouchers,qui comptait, en 1790, 317 étaux exploités par 230 bouchers 1, était renommée pour sa richesse et excitait depuis longtemps l'envie. Aussi le premier effet de la liberté avait-il été de lui créer une concurrence démesurée. Une foule de gens, étaliers ou autres, avaient voulu prendre leur part des bénéfices de ce commerce. On avait vu s'établir partout des revendeurs de viande, comme des revendeurs de légumes, débitant leur marchandise dans les rues, au fond des allées, dans des chambres; il y avait, s'il faut en croire les bouchers, 2,000 personnes qui vendaient de la viande, quoique la consommation de Paris eût beaucoup diminué; le prix, disaient les bouchers 2,avait augmenté. La surveillance étant nulle, on exposait journellement des viandes insalubres; les mesures de police que le Directoire avait cru devoir prendre étaient restées sans effet 3. Les bouchers lui avaient adressé plusieurs pétitions pour réclamer une réglementation, c'est-à-dire l'interdiction du métier aux détaillants qui, suivant eux, le compromettaient. Ils en adressèrent une aux consuls en pluviòse an VIII. « Les désordres, disaient-ils avec une singulière exagération, sont tels que l'espèce bovine est menacée de sa ruine, l'agriculture minée dans une de ses principales ressources, une portion précieuse de la subsistance du peuple compromise et le Trésor public frustré de ses droits... » Ils ajoutaient : « Nous sommes loin de penser que le gouvernement porterait atteinte au grand principe de la liberté du travail en le soumettant à des règlements sages qui, en lui donnant du nerf, le rendraient plus avantageux à l'État et aux particuliers... La viande est une denrée de première nécessité...

1. Dans la pétition des bouchers du pluviôse an VIII, il est dit qu'en 1789 il y avait 450 étaux dont une cinquantaine étaient toujours vacants.

2. Ils évaluaient à 1,354,000 livres la consommation par décade, le bœuf pesant en moyenne 600 livres et le mouton 40 livres.

3. Décrets du 24 floréal an IV et du 3 thermidor an V (13 mai 1796 et 21 juillet 1797).

4. Arch. nationales, F12 502.

Nos ressources en ce genre doivent être surveillées et économisées... » Le gouvernement consulaire, qui n'était pas retenu par les mêmes scrupules que le Directoire, prit des mesures plus efficaces. Il commença par décider que nul à l'avenir ne pourrait exercer la profession de boucher sans être commissionné par le préfet de police. Puis, deux ans après, comme les bouchers continuaient à ouvrir et à fermer leurs étaux à leur gré.selon que la marchandise était à bon marché ou à haut prix,et que plusieurs débitaient encore des viandes gâtées, il constitua une corporation.

Un arrêté consulaire fut pris ; il portait que tous les individus exerçant la profession de boucher à Paris, devaient, sans exception, se faire inscrire avant le 1er brumaire an X, que le préfet de police en désignerait trente, dont deux seraient pris parmi les moins imposés, et que ces trente bouchers se réuniraient pour nommer un syndic et six adjoints: c'était un mode d'élection plus aristocratique que celui des anciennes corporations, même de celles qui avaient introduit le plus de distinctions entre les catégories de membres. Le syndicat ainsi constitué soumettrait prochainement un projet de règlement à l'approbation administrative; nul ne pourrait à l'avenir être boucher sans la permission du préfet, lequel, à son tour, devait prendre l'avis du syndicat. Les bouchers, selon l'importance de l'établissement, avaient à payer un cautionnement de 3,000, 2,000 ou 1,000 francs ne portant pas intérêt, mais formant le fonds de la Caisse de la boucherie, destinée à secourir les bouchers qui éprouveraient des pertes dans leur commerce. Les prêts, dont la durée était fixée à un mois et l'intérêt à 1/2 p. 100, seraient faits, sur la demande de l'entrepreneur, par une décision du préfet, rendue après avis du syndicat. Nul boucher ne pourrait laisser son étal trois jours sans approvisionnement, sous peine de le voir fermé pendant six mois; nul ne pourrait quitter le métier sans avoir prévenu six mois d'avance, sous peine de perdre son cautionnement: c'étaient les mêmes règles que pour la boulangerie. Les achats de bestiaux n'auraient lieu qu'à Sceaux, à Poissy et au marché aux veaux 3.

Les bouchers furent sommés de faire savoir s'ils continuaient leur commerce et de déposer leur cautionnement. Les anciennes permissions furent annulées et les nouvelles ne furent accordées qu'à ceux qui avaient déposé immédiatement le sixième au moins de la somme exigée. Des onze cents maisons qui débitaient de la viande sous le régime du Directoire, il ne subsista que 471 étaux, exploités par 450 bouchers.

1. Arrêté du 30 mars 1800.

2. Voir Hist. des classes ouvrières et de l'industrie avant 1789, par E. LEVASSEUR, passim.

3. Arrêté du 8 vendémiaire an XI (30 septembre 1802).

4. Ordonn. du 6 décembre 1802.

Ceux-ci étaient désormais, comme les boulangers, sous la main de l'administration, qui ne leur épargna pas les règlements, les uns motivés par l'hygiène publique, les autres plus contestables: défense d'avoir des échaudoirs ou tueries sans permission; défense d'abattre ailleurs que dans les lieux autorisés; défense aux bouchers d'occuper plus de trois étaux ; prescriptions minutieuses sur la longueur, largeur et disposition des étaux ', sur le mode d'étalage 2.

Toutes les boucheries du département de la Seine furent soumises, comme celles de Paris, à l'autorisation préfectorale 3.

Quelques années après, on signalait encore des fraudes et des désordres sur les marchés : des bouchers payant mal les forains et végétant parce que le nombre des étaux, disait-on, était plus grand qu'avant la Révolution. On crut n'avoir pas encore assez fait pour l'approvisionnement. On rétablit une institution de l'ancien régime, la Caisse de Poissy, destinée à remplacer la Caisse de la boucherie, et à pa yer comp tant les forains sur le marché à l'aide d'un fonds formé par les cau tionnements et par un crédit municipal, et d'un mécanisme fort rigide. Le but était, comme toujours, la régularité de l'approvisionnement; car les herbagers et les forains devaient fréquenter avec beaucoup plus d'assiduité des marchés où leur payement était solidement assuré. Mais les gênes imposées aux bouchers pour atteindre ce but ne faisaient-elles pas plus de mal au commerce et aux consommateurs que la caisse ne pouvait faire de bien aux producteurs?

D'ailleurs l'impôt s'était glissé dans cette organisation administrative comme dans celle des Halles. Le directeur faisait, sur les ventes, une retenue de 3 centimes 1/2 par franc, dont le produit était affecté, partie aux besoins de la caisse et partie aux dépenses de la ville de Paris.

1. Ordonn. du 5 janvier 1803. 2. Ordonn. du 29 janvier 1811.

3. Ordonn. du 17 novembre 1803.

4. Tous les mois, le syndicat pour Paris, les sous-préfets pour la banlieue, devaient faire connaître la liste des crédits qui pouvaient être accordés à chaque boucher le mois suivant. La Caisse établissait son budget général et le préfet de la Seine ouvrait le crédit nécessaire. Tout boucher qui voulait acheter pour une somme supérieure au crédit particulier qui lui avait été ouvert était tenu, marché tenant, de verser le supplément à la Caisse; faute de quoi, ses bestiaux restaient en consignation. La durée des prêts était de vingt-cinq à trente jours pour les achats de Sceaux et de Poissy, de huit jours pour ceux du marché aux veaux. Le boucher qui ne payait pas la Caisse à l'échéance était privé de tout crédit jusqu'à son entière libération ; et, lorsqu'il laissait s'écouler deux mois sans s'acquitter, son étal était vendu, s'il était nécessaire, pour le recouvrement de ses effets, ou fermé si le payement desdits effets pouvait être assuré autrement. Un directeur, des inspecteurs de plusieurs degrés, des contrôleurs, des surveillants administraient la Caisse, avaient la haute main sur le marché ou faisaient la police des abattoirs (Décret du 6 février 1811).

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