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<« Je sens, disait-il, que l'esprit mercantile trouvera des objections contre ma proposition; je m'empresserai d'y répondre votre énergie y répondra par cela que votre décret sauve le peuple.

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L'incorrection de son langage répondait à l'iniquité de sa proposition. Ces assignats avaient été donnés et reçus comme une monnaie garantie par l'État, et tout à coup l'État allait leur retirer ce caractère, c'est-à-dire les anéantir, ou du moins les frapper d'un discrédit considérable entre les mains de leurs légitimes possesseurs. Car s'ils étaient reçus en payement des contributions ou des biens nationaux, tout le monde n'avait pas à acquitter des contributions ou à acheter des terres, et beaucoup de citoyens allaient se trouver très lésés.

Le comité des finances n'était pas tout entier partisan de cette mesure dont l'injustice flagrante devait inspirer de graves inquiétudes et frapper de discrédit tous les assignats sans exception. Cambon prit la parole, demandant si «< attaquer le titre de monnaie qu'ont les assignats royaux ne serait pas discréditer les autres », et proposa qu'au moins, dans l'intérêt des citoyens pauvres, on laissât le cours forcé aux assignats au-dessous de 100 livres. Lecointe parla dans le même sens. Bazire qualifia la mesure de banqueroute partielle.

Mais, sur les 1 milliard 440 millions d'assignats royaux au-dessus de 100 livres qui avaient été fabriqués, il restait environ 558 millions dans le public; les démonétiser, c'était décharger d'autant la circulation; c'était là un argument contre lequel venaient échouer les sages objections de Lecointe. D'ailleurs la Convention, comme toutes les Assemblées et plus que d'autres, avait ses préjugés: il y avait des mots auxquels elle ne résistait pas. Danton confondit la cause des assignats royaux avec celle des aristocrates et triompha. « Il y a plus de six mois, s'écria-t-il, il y a plus de six mois que j'ai dit ici qu'il y avait trop de signes représentatifs en circulation; il faut que ceux qui possèdent immensément payent la dette nationale. Quels sont ceux qui supportent la misère publique, qui versent leur sang pour la liberté, qui combattent l'aristocratie financière et bourgeoise? Ce sont ceux qui n'ont pas en leur pouvoir un assignat royal de 100 livres. Frappez ! que vous importent les clameurs des aristocrates! Lorsque le bien sort en masse de la mesure que vous prenez, vous obtenez la bénédiction nationale (On applaudit)... Soyez comme la nature; elle voit la conservation de l'espèce ; ne regardez pas les individus (Applaudissements). Le décret passa (31 juillet 1793). Les assignats à face royale au-dessus de 100 livres cessèrent d'avoir cours forcé de monnaie. Ils furent reçus seulement en payement des contributions et des biens nationaux jusqu'au 1er janvier 1794, et ne circulèrent plus entre particuliers que comme des effets au porteur soumis à l'endossement et même à un enregistrement. Un décret devait être rendu prochainement sur l'échange des assignats royaux au-dessous de 100 livres.

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On décida, le 28 septembre, la fabrication de 2 milliards d'assignats, depuis 10 sous jusqu'à 400 livres, destinés à remplacer les anciens assignats de toute provenance; le 15 décembre, la fabrication de 500 millions pour remplacer les assignats royaux au-dessus de 100 livres. C'était un total de 2 milliards 500 millions, chiffre auquel on espérait, grâce à l'emprunt forcé, réduire les 3 milliards 217 millions qui étaient alors dans le commerce.

Quant aux 558 millions d'assignats démonétisés, la Convention les regardait déjà comme annulés et ne les comptait plus 1. Le public était loin de partager les mêmes sentiments. Il y eut de l'agiotage, des faveurs faites à des amis du gouvernement, des fraudes 2. En outre, la démonétisation sema l'alarme et contribua à ruiner la confiance : l'assi gnat perdit 73 p. 100.Les particuliers, préoccupés d'une contre-révolution, s'obstinèrent encore à recevoir de préférence les assignats royaux. La Convention, de son côté, s'acharna contre eux, les assimila à des billets à ordre, les assujettit au timbre et à l'endos; elle rappela en même temps que les citoyens avaient intérêt à s'en servir pour acquitter les 600 millions de contributions arriérées, et elle parvint par ces moyens à faire rentrer plus de la moitié de cette monnaie, 354 millions sur 558 3.

Les coupons d'assignats et les billets de la Caisse d'escompte, qui venait d'être supprimée, eurent le même sort. Un décret du 2 janvier 1794 arrêta qu'ils seraient reçus jusqu'au 1er ventôse (19 février) en payement des contributions. «< A cette époque, ils n'auront plus aucune valeur et seront assimilés aux assignats démonétisés. »

On prit à l'égard des liquidations une mesure non moins injuste. C'était pour le remboursement de la dette que les assignats avaient été créés dans le principe: on décida (18 juillet) de rembourser les dettes au-dessus de 3,000 livres non plus en assignats, mais en reconnaissances de liquidation qui ne porteraient plus intérêt, mais serviraient à l'achat des biens nationaux, les acquéreurs étant tenus de payer désormais moitié en reconnaissances, moitié en numéraire ou en assignats. La Convention poursuivait toujours le double but de ne pas multiplier son papier-monnaie et de placer les biens confis. qués, mais par quels moyens !

1. Cependant on trouve des exceptions à la règle. Le receveur du district d'Aurillac ayant refusé des assignats à face royale en payement du blé que demandaient des municipalités, la Convention décida que ces assignats devaient être reçus s'il n'y avait pas fraude de la part de la municipalité. Arch. nationales, F2 7982 2. Voir M. STOURM, des Finances sous la Révolution, t. II, p. 324.

3. Mais la rentrée de ces assignats donnait souvent lieu à une émission correspondante d'assignats républicains. Exemple : le 30 septembre 1793, le département de l'Hérault demande à la Convention 100,000 francs en assignats ayant cours, en échange d'une pareille somme que le receveur avait reçue en assignats royaux par le fait de la contribution patriotique. Arch. nationales, F12 7982.

Pour soutenir les assignats, on édictait les mesures les plus despotiques interdiction de la vente du numéraire, sous peine de six ans de fers; même peine pour qui, dans une transaction, faisait une différence entre les assignats et les espèces; 3,000 livres d'amende, et en cas de récidive 6,000 livres et vingt ans de fers pour qui refusait un payement en assignats ou le négociait à perte (décret du 1er août 1793); puis (décret du 8 septembre 1793) peine de mort et confiscation des biens, avec prime au dénonciateur. Enfin le décret du 10-20 mai 1794 appliqua la loi des suspects à toute personne prévenue « d'avoir demandé, avant de conclure un marché, en quelle monnaie le payement serait effectué ».

Pour faciliter la vente des biens nationaux, la Convention changea (décret du 22 novembre 1793) le mode de payement qu'avait arrêté la Constituante par son décret du 3 novembre 1790 et revint à la division autant que possible par petits lots, laquelle avait été le premier système de la Constituante.

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Le Grand-Livre. Cambon songeait à une mesure beaucoup plus importante qui devait, suivant lui, régulariser la situation financière, liquider la dette entière du passé et substituer en matière d'emprunt l'unité républicaine à la diversité de la monarchie. La royauté avait en effet contracté des emprunts à des taux et sous des formes diverses et laissé des dettes de plusieurs espèces; la Révolution y avait ajouté d'autres dettes non moins diverses. C'était une confusion au point de vue de la comptabilité; c'était de plus, au sentiment des républicains, un danger, à cause de la distinction que les titres laissaient subsister entre les créanciers de l'ancien et ceux du nouveau régime. « Cette opération faite, disait-il, vous verrez le capitaliste qui désire un roi, parce qu'il a un roi comme débiteur, désirer la République qui sera devenue sa débitrice, parce qu'il craindra de perdre son capital en la perdant 1. » Cambon, en conséquence, voulait tout réunir en une dette unique, chaque article étant inscrit sur un Grand-Livre au nom du créancier et portant le montant de sa rente annuelle, sans tenir aucun compte de la différence des capitaux, ou assignant un intérêt de 5 p. 100 à ceux auxquels l'État devait un capital sans payer d'intérêt. Par cette opération simple et facile, disait-il, toute la dette publique non viagère reposera sur un titre unique ; on verra de suite disparaître tous les parchemins et paperasses de l'ancien régime; toute la science des financiers, pour connaître la dette publique, consistera dans une addition. du Grand-Livre. C'était encore une mesure révolutionnaire, mais une mesure qui avait le mérite de substituer l'ordre par la simplicité à la

1. Pour anéantir les preuves de l'origine des dettes, la loi exigeait que tous les titres déposés chez les notaires et autres officiers publics fussent rapportés et détruits; elle punissait de dix ans de fers ceux qui en auraient délivré des copies.

complexité. L'État prenait à son compte les dettes des corporations et celles des communes; il obligeait les propriétaires de reconnaissances de liquidation à se faire inscrire au Grand-Livre, les menaçant, s'ils ne l'avaient pas fait avant le 1er janvier 1794, de les priver d'une année d'intérêt, et avant le 1er juillet, de les priver de leur capital. Il permettait aux porteurs d'assignats de les échanger contre des inscriptions de rente au taux de 5 p. 100. Aucune inscription ne pouvait être faite audessous de 50 francs.

Cambon rangeait sous quatre chapitres les différentes dettes non viagères :

1° La dette constituée, dont la rente payée en 1793 était de 89,888,335 livres ;

2o La dette exigible à terme fixe, formant 415,945,312 francs, plus 11,956,003 livres dues aux étrangers, que Cambon exceptait de la conversion forcée;

3o La dette exigible provenant de la liquidation, s'élevant au 1er août 1793 à 625,706,309 francs;

4 Les assignats ayant cours, dont le total formait 3,217,222,053 livres, sur lesquelles un milliard devait rentrer par l'emprunt forcé et un autre milliard pouvait rester dans la circulation 1.

L'intérêt de la dette totale devait être à peu près de 200 millions, sur lesquels la contribution foncière retenait 10 millions; car Cambon frappait la rente d'un impôt de 5 p. 100. L'État allait donc se libérer entièrement au prix d'une rente annuelle de 190 millions. Afin d'alléger encore cette charge et de pousser des acquéreurs vers les biens nationaux, les inscriptions de rente furent reçues jusqu'au mois de janvier 1795 en payement de ces biens, sur le pied du denier 20 pendant les six premiers mois, puis du denier 18, puis du denier 16 pendant les six derniers. En même temps (décret du 31 juillet), l'État accordait 1/2 p. 100 de prime aux acquéreurs qui se libéreraient d'avance, et rendait avec escompte de 5 p. 100 les créances provenant de la vente des biens nationaux.

L'Assemblée vota, le 25 août 1793, le décret rédigé par le comité des finances. Le Grand-Livre était destiné à survivre aux mesures violentes et éphémères que les assignats inspiraient à la Convention; créé au milieu d'un discrédit général, il est devenu le dépositaire du crédit public de la France.

Mais en 1793, il ne créait encore qu'une fiction. Avant la loi, les rentiers ne recevaient qu'une petite portion de leurs arrérages semestriels et ils les recevaient en assignats au pair. Ils n'en reçurent pas

1. Ce chiffre devait être inférieur à la réalité ; car le total des émissions jusqu'au jour où les comités cessèrent de consulter la Convention s'est élevé à 9 milliards 978 millions, savoir 1 milliard 800 millions pour la Constituante, 900 millions pour la Législative et 7 milliards 278 millions pour la Convention.

davantage après le vote de la loi. Beaucoup de rentiers et de pensionnaires étaient tombés dans la misère ; ils y restèrent jusqu'au Consulat.

La diselle et les émotions populaires. -Ni l'emprunt forcé, ni l'ouverture du Grand-Livre n'arrêtèrent les progrès du mal: le change du louis (24 francs), qui était à 76 livres assignats au mois d'août, monta à 83 en septembre, c'est-à-dire que l'assignat perdit 70 p. 100 de sa valeur. La Convention était irritée; à ses yeux, l'assignat représentant la Révolution, tous ceux qui tendaient à le déprécier étaient des contre-révolutionnaires; elle agit avec eux comme avec ses ennemis. Or, c'était le temps de ses terribles colères les Girondins. étaient à la Conciergerie; Robespierre dominait, et le Comité de salut public allait gouverner la France (10 octobre); l'échafaud débarrassait les gouvernants de ceux qui leur portaient ombrage; ils auraient voulu pouvoir y faire monter ceux qu'ils stigmatisaient du nom d'agioteurs, mais ils se sentaient impuissants contre cet ennemi multiple et insaisissable. Devant l'augmentation progressive du prix des denrées et les plaintes des ouvriers qui n'avaient ni travail ni pain, il était impossible qu'il ne vînt pas à la pensée de quelques députés de taxer les subsistances, comme cela était déjà venu à la pensée du petit peuple pendant la Constituante, et il n'est pas étonnant que l'Assemblée, qui acceptait alors le despotisme, regardât cette taxe comme le moyen le plus simple et le plus efficace d'arrêter le renchérissement.

Il y avait déjà longtemps que ce renchérissement pesait sur les classes pauvres et excitait des émeutes ou provoquait des réclamations menaçantes. C'était un levier puissant pour soulever le peuple les partis le savaient.

La disette dans les villes n'avait pour ainsi dire pas discontinué depuis 1789, quoique toutes les récoltes n'eussent pas été constamment mauvaises ; à l'insuffisance apparente, sinon réelle, de la production du blé s'ajoutaient les appréhensions du commerce, le discrédit des assignats, les désordres dans les campagnes, les troubles aux colonies, la guerre sur le continent et la guerre sur mer. Non seulement les céréales, mais la plupart des produits exotiques étaient devenus. rares sur le marché. Les détenteurs de la marchandise refusaient de vendre, les uns par spéculation, d'autres par crainte de voir s'avilir entre leurs mains les assignats avec lesquels on les payait. Le menu peuple, toujours disposé à supposer des complots tramés contre lui quand il a faim et devenu alors plus ombrageux que jamais, criait à l'accaparement. Dans les départements, il se portait sur les marchés, prétendait taxer les grains, prenait et vendait lui-même au-dessous du cours; des bandes, quelquefois armées, allaient sur les routes.

1. Poiliez, de l'Oise, prétendait que le fermier ne se pressait plus de porter ses denrées au marché parce qu'il était plus aisé.

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