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Voyons maintenant si les faits s'accordent avec toute cette théorie. Je ne crois pas pouvoir mieux le montrer, qu'en racontant avec certains détails précis, les péripéties d'une loi élaborée dans une des dernières Chambres des députés; péripéties dont j'ai pu suivre la succession pendant les quatre années de cette législature. Les faits auxquels je me propose de consacrer ainsi tout le chapitre suivant, sont, je l'avoue, insignifiants en eux-mêmes, mais de leur ensemble on pourra, je pense, tirer un enseignement. Si de ces faits insignifiants, il est permis de conclure que les députés une fois élus, peuvent sans rien risquer de leur popularité, laisser de côté leur véritable besogne; s'il est prouvé que les usages parlementaires peuvent masquer au vulgaire la paresse ou l'incapacité des élus, aussi complètement que l'étiquette d'une cour monarchique masque la paresse ou l'incapacité du monarque, l'intérêt personnel ne poussera pas un député ambitieux à travailler pour le bien public. Je borne à ce point la démonstration par les faits, tirée de l'histoire contemporaine. On pourrait aller plus loin, on pourrait chercher dans cette histoire, s'il est des exemples de députés qui auraient parfaitement réussi en sacrifiant l'intérêt général à l'intérêt électoral. Cette recherche satisferait peut-être certains lecteurs, mais il ne me convient de rien dire où l'on puisse trouver une attaque contre des personnes déterminées. Je n'entrerai point dans cette voie et laisse chacun décider, d'après son seul jugement, par les faits parvenus à sa connaissance, si je suis ou non pessimiste.

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CHAPITRE VI.

Historique de l'élaboration d'une loi dans la Chambre des députés de 1877. - Comme quoi les électeurs sont absolument indifférents à la manière plus ou moins régulière dont les députés s'acquittent de leurs devoirs parlementaires, et par suite les députés plus indifférents encore à l'accomplissement de ces devoirs.

La loi sur l'administration de l'armée que les Chambres ont votée au commencement de 1882, et dont je me propose de retracer ici l'historique de 1877 à 1881, a été mise en élaboration dès 1873. Préparée alors au ministère de la guerre par une grande commission, soumise la même année à l'Assemblée Nationale, elle allait être discutée par cette assemblée en 1875, elle figurait à son ordre du jour, quand diverses influences firent écarter la discussion. L'Assemblée Nationale se sépara à la fin de 1875, et ainsi rien ne resta plus, légalement parlant, des longs travaux auxquels le projet avait déjà donné lieu.

Cependant, quand les nouvelles assemblées élues en conformité de la constitution de 1875, Sénat et Chambre des députés, furent installées, le ministre de la guerre reprit, au nom du gouvernement, la rédaction qu'avait proposée la commission de l'Assemblée Nationale, et s'adressant d'abord au Sénat, il lui demanda de la discuter. Le Sénat, où se trouvaient un grand nombre d'hommes connaissant parfaitement le sujet, s'y mit avec ardeur. Il changea la forme, mais laissa subsister le fonds presque en entier; il vota le projet à l'unanimité, et le ministre de la

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guerre, qui n'avait fait aucune objection à cette nouvelle rédaction, la présenta à la sanction de la Chambre des députés.

On était alors dans cette crise politique qui se termina par les événements du 16 mai. Toute l'attention des députés était absorbée par les péripéties de la lutte entre les deux partis qui se disputaient le pouvoir. La Chambre ne nomma pas moins, en suivant toutes les règles de la procédure parlementaire, une commission, mais naturellement celle-ci ne fit rien, et quand la Chambre fut dissoute, le projet de loi, pour la deuxième, fois retomba dans le néant.

Une autre Chambre des députés arriva après les élections d'octobre 1877. Le gouvernement, pour la troisième fois, reprit la loi et la soumit à la nouvelle assemblée, telle qu'elle était sortie du dernier vote du Sénat.

Voilà donc en 1877 une loi présentée à la Chambre après quatre années d'élaboration, après que trois commissions l'ont minutieusement examinée. Des généraux, des administrateurs, des hommes politiques, dont personne ne conteste la capacité, se sont accordés sur tous les points importants de la loi. Aucune question politique n'est en jeu ; la loi a été votée à l'unanimité par la Chambre haute. Que va faire la seconde Chambre, recevant un projet après un pareil luxe d'élaboration? L'accepter les yeux fermés? ce serait évidemment le parti le plus raisonnable, mais les choses ne peuvent se passer ainsi. Il faut au moins que les députés aient l'air d'avoir consciencieusement travaillé, qu'ils le puissent dire et imprimer; pour cela il est nécessaire que la procédure parlementaire fonctionne.

La Chambre se réunit donc dans ses bureaux pour discuter le projet. Tel est le premier acte de la procédure, et il renferme une garantie de la plus haute importance. Le règlement veut en effet que les députés, par groupes de 40 à 50, se livrent à une première discussion de toutes les lois. C'est une discussion instructive, elle est sans apparat, sans public. Tout le monde y peut

dire son mot sans faire un discours; le bon sens y pèse autant que la rhétorique; on n'est point assujetti à cette réserve qui s'impose dans une séance publique ; après cette première discussion, chaque bureau, c'est-à-dire chacun de ces groupes formés par le sort, choisit celui qui s'est montré le plus capable : il est nommé commissaire.

Le règlement a été, pour cette première épreuve, ponctuellement suivi; le public a pu un certain jour, lire dans le Journal officiel, que la Chambre serait appelée le lendemain à 1 heure, à discuter cette grave question dans les bureaux. Les députés ont été prévenus verbalement en séance publique, et par une feuille imprimée spéciale. Les salles de réunion ont été chauffées, tous les journaux ont répété le lendemain que les bureaux s'étaient réunis et avaient discuté... Quoi de plus historique? de plus certain? Allons cependant en sceptique au fond des choses. Dans mon bureau, sur 45 membres, à peine un tiers ou un quart était présent. Pas un seul d'entre eux, probablement, qui eût lu la loi et en connût un traître mot, sinon un républicain, ancien officier, qui avait fait partie de la commission dans la Chambre de 1876, et n'avait aucun désir de faire partie de la nouvelle commission. Il dit : « Je crois qu'il conviendrait de nommer << M. d'Harcourt; il s'est beaucoup occupé de ces matières-là.» Aucun républicain ne m'enviait cette fonction, je fus élu à l'unanimité, sans le plus léger simulacre de discussion.

Je ne puis parler, en témoin, que de ce qui s'est passé dans mon bureau, mais j'ai vu assez de ces prétendues élaborations dans les bureaux pour pouvoir dire, presque à coup sûr, que dans la plupart des autres, cette première épreuve n'a pas été beaucoup plus sérieuse. Voici comment d'ordinaire les choses se passent quand il s'agit de lois spéciales à l'armée, ou en général de lois où la politique n'est pas en jeu. Dix à quinze députés (retenez bien sur 45) se rendent dans une salle au milieu de laquelle est une vaste table recouverte d'un tapis vert; trois ou

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