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CHAPITRE V.

L'intérêt personnel chez le député.

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Le député est d'abord candidat, or le candidat se présente par intérêt; nous pouvons donc présumer que l'intérêt, quand il sera député, aura prise sur lui. Le député est nommé. Ses devoirs s'accordent-ils avec son intérêt qui est de rester populaire? Non! car s'il les remplit consciencieusement, ses électeurs le perdent de vue, et quand même ils le verraient, ils ne pourraient ni le comprendre ni l'apprécier. Les moyens les moins incertains de capter la faveur populaire sont, à la Chambre, de faire parler de soi; dans le collège électoral, de soutenir quelques meneurs, et de payer la presse.

Les élus commencent par être des candidats; est-ce un sentiment désintéressé qui pousse un homme à sortir de la foule, et à monter sur l'estrade pour solliciter les suffrages de ses concitoyens? Généralement, les auteurs des professions de foi nous l'assurent.« Messieurs et chers concitoyens ! cédant aux instan<«< ces réitérées d'un grand nombre d'entre vous, je viens me pré<< senter à vos suffrages... je crois remplir un devoir... » Ces phrases se lisent partout sur les murs à certaines époques, mais à ces mêmes époques, il n'est pas difficile de découvrir, dans les actes et dans les démarches du candidat, l'indice d'un désir très personnel. Assurément, beaucoup de candidats voient dans la députation, par exemple, un moyen d'améliorer leur situation. Le bénéfice du traitement, la facilité de lier des relations avec

LES LOIS SOCIALES.

des hommes puissants, l'espérance de jouir soi-même dans son pays de tous les avantages, matériels et autres, attachés à une haute position: voilà des motifs que la profession de foi n'avoue jamais, mais qu'il serait vraiment injuste de reprocher trop sévèrement au candidat. C'est la pudeur et non la conscience qui lui défend d'en parler; aussi peut-on, sans faire injure à l'humanité, les lui attribuer la plupart du temps.

Il faut donc faire une grande part au principe égoïste, dans les sentiments qui poussent un homme à se présenter aux électeurs. Cependant, loin de moi l'intention de nier, que de bons et généreux sentiments ne puissent être et ne soient mêlés aux sentiments égoïstes, en proportion plus ou moins grande. Chez certains candidats, les sentiments désintéressés dominent tous les autres; il y a des hommes enflammés du désir d'être utile, non pas seulement à cent ou mille personnes autour d'eux, mais, s'ils sont Français, à trente-six millions. Ils étudient avec persévérance les sciences qui peuvent instruire dans l'art du gouvernement; ils seraient heureux de consacrer à leurs concitoyens, leur temps et quelquefois leur fortune; ils espèrent, si on les écoute, contribuer à la prospérité et à la grandeur de leur patrie, et en demandent ouvertement les moyens. Ce type d'ambitieux patriote devient rare, car d'un côté, ses qualités réelles ne plaisent point à la foule; elle n'aime ni la véritable science ni le véritable talent, et préfère les images d'Épinal à tout dessin de Michel-Ange; d'un autre côté, l'homme laborieux et intelligent se dégoûte d'un métier de jour en jour plus pénible; aussi le nombre de ceux qui, en le choisissant, ont pour motif déterminant le désir de rendre service aux autres, diminue-t-il d'élection en élection. Consacrer à autrui sa peine et son temps, est déjà un acte de vertu et des moins fréquents; on trouve cependant des gens qui se dévouent, et qui s'estiment suffisamment payés quand leurs concitoyens leur accordent de la considération et du respect. Mais s'il faut recevoir des quolibets et des injures, voir souvent

outrager l'honneur de sa famille, faire des démarches véritablement humbles auprès de cent inconnus, se reconnaître publiquement l'obligé et l'admirateur des incapables à qui on voudrait être utile, oh! c'est trop demander à la nature humaine! à de telles conditions, les gens désintéressés s'éloignent, et si ces mœurs électorales se perpétuent, ce sera une profession d'être député, comme d'être employé de bureau ou directeur d'une societé, ce sera une bonne place de 9000 fr. de fixe.

Il est des circonstances singulières, où les choses se passent différemment. Quand, en 1871, l'Assemblée Nationale fut élue, il était impossible matériellement, en beaucoup de points du territoire, à cause du désordre général, de préparer les élections par des démarches personnelles, ou même par des écrits. Un grand nombre de députés ont été élus sans avoir fait imprimer une ligne. La notoriété acquise depuis des années, seule parlait pour eux. Mais il a fallu, on en conviendra, des circonstances bien exceptionnelles et, grâce à Dieu bien rares, pour qu'il en fût ainsi. Il en a été autrement l'année précédente, il en a été autrement six mois après, et des élections semblables sont un fait absolument anormal. Dans la règle, le candidat demande hautement la faveur populaire, et des démarches très actives de sa part sont indispensables à son succès.

Si, comme il résulte de toutes les considérations précédentes, c'est l'intérêt personnel qui fait rechercher la plupart du temps le mandat de député, les députés doivent être, pour le plus grand nombre, des hommes sur lesquels l'intérêt personnel a beaucoup de prise.

Voilà le député nommé, et même validé, seconde élection qui semble s'introduire dans nos moeurs parlementaires. Il siège, il a quatre ans devant lui; va-t-il oublier ses intérêts, pour se consacrer au service de ses concitoyens? Oui, disent les uns, car le premier de ses intérêts, est de conserver la confiance de ses électeurs, et pour la mériter, de se dévouer aux soins de leurs

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affaires. Non, disent les autres, car son intérêt n'est pas de servir ses concitoyens, mais de leur faire croire qu'il les sert, ce qui est tout autre chose. Examinons le sujet de ce différend.

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D'abord, quels services peut rendre un député ? Son premier devoir pour être utile à son pays, est de chercher à émettre les votes les plus conformes à l'intérêt général. Si on veut bien jeter les yeux sur les intitulés des propositions soumises au Parlement, à un moment quelconque dans une des dernières années, on verra facilement combien ce devoir a imposé d'obligations (1). Les questions les plus difficiles, les problèmes les plus complexes ont été soumis en prodigieuse quantité, aux législateurs. Aujourd'hui, c'est une loi sur la marine marchande; les hommes les plus spéciaux, les plus compétents, se combattent avec acharnement, déclarant, dans un des camps comme dans l'autre, avec la chaleur d'une ardente conviction, que notre industrie et notre commerce périront si l'on n'adopte pas leur avis. Je le demande de bonne foi: Est-ce trop à un homme intelligent, de tout son temps, de toute sa peine, et d'une étude poursuivie pendant plusieurs années, pour se faire une opinion éclairée sur les conséquences d'une loi qui peut modifier de fond en comble les conditions de notre commerce maritime? A peine le vote est-il émis, qu'arrive une loi générale sur l'instruction publique ; à celle-là succède un vaste projet de travaux publics; quarante amendements se disputent le passage de nouveaux chemins de fer, en se fondant sur les besoins industriels, les ressources agricoles, la configuration du sol dans les contrées où ces travaux

(1) Il ne sera peut-être pas superflu de rappeler au lecteur qu'en parlant des députés et des circonstances au milieu desquelles ils vivent, je parle uniquement pour ces quinze dernières années. Certaines circonstances peuvent être particulières à une époque, et ne pas être inhérentes aux institutions parlementaires. Je n'écris ici ni pour louer ni pour blamer ces institutions. Leurs inconvénients, s'il m'arrive d'en parler, peuvent être le résultat d'abus faciles à corriger ou même être compensés par des avantages plus grands, mais il n'entre pas dans mes intentions de l'examiner.

doivent être exécutés. Puis vient la réorganisation de l'armée : système administratif, force des régiments et leur composition, attributions de l'état-major, avancement; les problèmes les plus ardus doivent recevoir une solution. Ajoutez, chaque année, le contrôle d'une dépense de trois milliards. Je mets en fait, et personne je crois ne me démentira, que lire simplement les documents législatifs distribués aux députés, est déjà un travail considérable. Or, ces documents ne sont eux-mêmes que des résumés, pouvant faire connaître, d'une manière générale, le sujet des discussions. Il est de toute impossibilité à un député, d'étudier, même superficiellement, les affaires soumises au jugement de la Chambre. Tout ce qu'il peut faire, s'il est très consciencieux, c'est de parcourir la totalité des documents législatifs, de choisir un certain ordre de sujets, et en s'y cantonnant, de se faire une opinion raisonnée sur une minime partie des projets de loi. Pour le reste, il commencera par voter à peu près au hasard, et seulement au bout de quelques années d'expérience, il saura reconnaître parmi ses collègues ceux dont l'avis est le plus vraisemblablement désintéressé, c'est le premier point,— et éclairé. Il s'y ralliera les yeux fermés. En s'imposant à luimême une semblable règle de conduite, il doit déjà se condamner à avoir sa journée entièrement occupée par ses devoirs législatifs. S'il veut, après avoir lu ce qu'il doit lire, répondre à toutes ses lettres, assister régulièrement aux réunions des bureaux, des commissions et de la Chambre, ses vingt-quatre heures seront si bien remplies, qu'il ne lui restera aucun loisir pour s'occuper même de sa famille, ou de ses intérêts privés. Tel est le député modèle; ses électeurs n'entendent jamais parler de lui. Il les a quittés, quand il a été élu ; depuis, on l'a vu à peine de loin en loin, sur l'estrade d'un comice agricole. Revient-il dans ses foyers, exténué de la vie laborieuse et épuisante qu'il mène pendant les sessions, il aspire à un repos assurément bien mérité par les services rendus au pays; s'il y en a beaucoup comme

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