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CHAPITRE IV.

L'intérêt personnel chez l'électeur (suite).

L'élec

teur qui demande au député de se vouer aux affaires locales, comme celui qui cherche à faire prévaloir dans le gouvernement ses propres idées, nécessairement fausses, exercent une influence funeste sur la société.

Comme on le voit dans le chapitre précédent, les électeurs qui, en se rendant à la salle du vote, sont mus par l'intérêt personnel, peuvent, pour l'immense majorité, se classer dans deux catégories. Les uns désirent un député qui s'occupe de leurs af faires locales et même de leurs affaires particulières, les autres désirent un député qui s'occupe des grandes questions sociales et politiques, étant bien entenda que son opinion sur ces questions sera la leur. Les premiers se rencontrent surtout dans les campagnes et les petites villes de province, les seconds se rencontrent dans les grandes villes. Les uns comme les autres poursuivent leur intérêt personnel. Est-ce un profit ou un dommage. pour la société ?

Occupons-nous d'abord de la première catégorie. Il peut se faire que l'élu réponde à ce que l'on attend de lui. En ce cas, le député passera son temps à solliciter dans les ministères des subventions pour les communes ; à harceler les chefs d'administrations, pour obtenir de l'avancement ou des places en faveur des enfants du pays; à écrire des lettres à ses commettants ou à transmettre les leurs. Il est bien vrai que l'intérêt public est

une somme d'intérêts privés, mais il ne l'est pas moins que l'intérêt public est constamment en opposition avec certains intérêts privés. Aussi les députés ayant particulièrement à cœur les affaires de leur commune ou de leurs clients, sont-ils forcés de mettre très loin au second plan le soin des intérêts publics. Prenons le cas le plus fréquent, celui d'une demande d'argent. Assurément la commune en faveur de laquelle un député obtient une subvention pour une école, une route, un canal, reçoit un bienfait, mais à quel prix? Comment le député a-t-il obtenu la faveur du ministre et ses petites entrées? C'est habituellement en soutenant les projets et les demandes de ce même ministre, surtout quand celui-ci sollicite du Parlement de larges crédits; or, comme l'électeur les paye, en définitive le député qui obtient le plus de faveur pour les siens, est celui qui coûte le plus cher au pays. Ses électeurs ont, il est vrai, une consolation : l'argent reçu par eux du budget, est tout entier pour eux, tandis que l'impôt d'où vient cet argent, étant levé sur la France entière, n'est pour eux qu'une charge insignifiante. Je n'en disconviens pas; mais si, dans toutes les régions, des députés agissent de même, le bénéfice n'existe pour personne, et ces prétendues faveurs particulières, semées en réalité dans toutes les parties de la France, ont pour effet d'augmenter constamment les impôts auxquels personne n'échappe. Ajoutez que le mandataire voué à cette carrière de solliciteur, perd non seulement son indépendance, mais encore la faculté de consacrer son intelligence et son travail aux grands intérêts du pays. Nous reviendrons sur ce sujet à propos des députés ; les réflexions précédentes suffisent toutefois à montrer, que le sentiment d'intérêt auquel obéissent certains électeurs, en choisissant des députés pour faire, avant tout, les affaires locales, a pour conséquence directe, un dommage certain pour le pays.

Parlons maintenant des électeurs des grandes villes. Beaucoup de ceux-ci, avons-nous dit, attendent la richesse d'un per

fectionnement de l'organisation politique, et croient avoir un grand intérêt, à ce que les députés partagent et soutiennent leur opinion. Eh bien, en suivant ainsi ce qu'ils croient être leur intérêt, eux aussi nuisent au pays. En effet, si ces électeurs, après s'être rendu compte, avec justesse je le reconnais, que leur intérêt propre est lié à celui de la société, avaient des idées justes sur les institutions qui lui conviennent, si de plus ils étaient capables de choisir un député honnête et intelligent, pour appuyer leurs idées, tout serait pour le mieux les électeurs voudraient des choses raisonnables, et ils choisiraient des mandataires, dignes de les demander en leur nom; mais ni l'une ni l'autre de ces deux hypothèses ne se réalise. D'une part, ils ignorent ce qui convient à la société dont ils font partie ; d'autre part, ils ignorent ce que valent les hommes qu'ils choisissent. Pour ces deux raisons, leur intervention raisonnée est nécessairement préjudiciable à la société.

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Comme ces idées sont en opposition manifeste avec celles qui triomphent en ce moment, je crois utile d'entrer dans certains détails pour chercher à en démontrer la vérité.

Tout d'abord, est-il possible que les paysans, les ouvriers, en un mot les hommes sans instruction, qui forment l'immense majorité des électeurs, aient sur la politique et ses difficultés, des idées justes? Il serait vraiment bien extraordinaire qu'il en fût ainsi! Un homme d'État a étudié l'histoire de diverses sociétés, il a lu les écrits des plus grands penseurs de l'antiquité et des temps modernes ; un long travail intellectuel, fortifié par l'expérience des fonctions publiques, par des voyages à l'étranger, a servi à former ses idées, et le premier venu des casseurs de pierre, en aurait d'aussi justes sur ces problèmes, dont beaucoup restent un objet de controverse parmi les hommes les plus instruits? La politique serait en vérité une singulière science, si le travail y était stérile à ce point, que le premier venu valût l'homme d'étude! ce serait fort décourageant pour ceux qui

s'occupent du gouvernement des hommes! mais, est-il besoin. de montrer l'absurdité de cette assertion?

Cependant bien des gens vantent l'intelligence du suffrage universel, en dehors même de ses serviteurs-nés; sur quoi se fondent-ils donc ?

Les uns disent : « Personne n'a plus d'esprit que tout le monde, » et forts de cet aphorisme, ils ont pour le suffrage d'une foule nombreuse une déférence qu'ils n'ont pas pour l'avis de l'homme le plus intelligent. La vue d'un gros chiffre exerce sur les contemporains je ne sais quelle fascination. << Cent mille personnes sont d'un même avis, et vous iriez y contredire? >> Assurément leur avis doit être le bon, si chacune de ces personnes, ou au moins un très grand nombre d'entre elles, sont dignes de confiance; mais si aucune ne l'est, qu'importent dix mille ou cent mille? Certains hommes croient vraiment, qu'avec un grand nombre d'avis les erreurs se compensent, comme si la moyenne de beaucoup d'erreurs se rapprochait nécessairement de la vérité! S'il en était ainsi, pourquoi n'appliquerait-on pas à d'autres sciences le système du grand nombre? Faites donc voter dix mille électeurs, pour savoir s'il y a des habitants dans la lune : croyez-vous qu'une majorité de deux mille ou de trois mille suffrages, vous donnera plus de chance de connaître la vérité que l'avis d'un seul astronome? Si aujourd'hui, en 1886, nous pouvions convoquer à un vote vraiment universel tous les habitants de la terre, et que nous les interrogions sur le mouvement de notre planète, on trouverait certainement une de ces majorités dites écrasantes, pour décider qu'elle ne tourne pas, malgré les vains efforts de ceux qui prétendraient, comme vous et moi, le contraire. Qu'il s'agisse d'idées abstraites ou de faits matériels, le grand nombre des avis ne peut donner aucun poids à une opinion, si chacun de ces avis n'en a pas lui-même quelque peu, et c'est la première chose dont il faille s'assurer avant de les compter.

D'autres personnes, sans nier l'ignorance du plus grand nombre des électeurs, prétendent qu'elle n'a pas, dans un vote politique, de conséquences fâcheuses, parce que, disent-ils, les hommes de bon sens sont capables de donner un bon avis sur les questions simples, qui leur sont alors soumises. Le jour du vote, disent-ils, les électeurs n'en ont pas d'autres à examiner; ils éliminent les détails, et réduisent toutes les questions à leur plus simple expression. Examinez, je vous prie, la valeur de cette théorie, en l'appliquant aux faits dont nous sommes les témoins. Quelles parties de notre législation ont été depuis quinze ans, l'objet des discussions les plus nombreuses? On a beaucoup parlé des rapports de l'Église et de l'État, de l'intervention de l'État dans l'instruction publique, de l'organisation de l'armée, des relations commerciales avec l'étranger. Osera-t-on dire que n'importe laquelle de ces questions puisse être simplifiée suffisamment, sans être dénaturée, pour être comprise d'un homme sans grande instruction? L'accord de la religion avec le pouvoir civil, est le plus difficile des problèmes de la politique. Il n'est pas un homme d'État qui, en réfléchissant sur ce sujet, ne trouve d'innombrables difficultés à rédiger une formule conciliant les droits indiscutables de l'État, et les droits non moins indiscutables de la conscience des individus. Ces difficultés ontelles empêché, dans tous les collèges électoraux où les électeurs discutent, de poser la question dite « cléricale. » L'électeur, il est vrai, simplifie le problème ; il dit par exemple : Plus de prêtres! et cette formule fort brève a, par sa brièveté même, des chances de trouver un grand nombre d'adhérents, mais franchement, peut-on voir là une solution? De semblables propositions, odieuses à la fois et irréalisables, prouvent seulement l'ignorance de ceux qu'elles peuvent satisfaire.

Des lois religieuses, passons aux lois militaires. La nécessité pour un grand pays de posséder une armée nombreuse, de se préparer en temps de paix des soldats capables de le défendre,

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