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théoriquement, car en fait, l'ardeur des désirs me paraît dans ces sortes d'affaires si peu en rapport avec leur objet, qu'il y a peut-être autant d'entraînement que de volonté personnelle. Un village ne désire pas moins ardemment une façade monumentale à sa mairie qu'une route ; or, quel intérêt personnel peuvent bien avoir les habitants, à posséder en commun un fronton de style grec, en dessous duquel on lira sur le marbre : Hôtel de ville? Si je m'en rapporte à mon peu d'expérience personnelle, les habitants d'un village s'échauffent facilement pour des objets inutiles, comme pour des objets utiles; d'où la conclusion qu'il n'est pas certain, quand ils veulent un objet utile, qu'ils soient déterminés par cette utilité.

Cette réserve faite, je veux bien admettre cependant, que certains électeurs voient l'intérêt de leur village dans le choix de tel ou tel député; qu'ils savent reconnaître leur intérêt propre dans celui de leur village, qu'ainsi, dans l'élection, l'intérêt personnel joue un rôle. C'est peu de chose, je crois, mais je passe, pour ne point chicaner.

Enfin l'électeur croit-il pouvoir gagner, pour ses intérêts exclusifs, à ce que le député soit tel des candidats et non pas tel autre? Beaucoup de gens de la campagne sont intimement persuadés qu'un député pourrait faire rendre un jugement en leur faveur, s'ils avaient un procès; qu'il pourrait « causer » au conseil de révision, pour faire exempter leur fils ; qu'il pourrait leur éviter la prison, s'ils avaient encouru quelque condamnation. Cependant ce genre de préoccupations ne doit pas agir beaucoup sur leur choix, car d'ordinaire ils ne connaissent personnellement aucun des candidats, et ils n'ont guère plus de chance de succès en demandant à l'un qu'en demandant à l'autre, des faveurs, difficiles d'ailleurs à obtenir. Toutefois, l'intérêt personnel sous cette forme, agit sur un certain nombre d'électeurs ; ils préfèrent un député qui habite dans leur voisinage, qui ait, comme on dit, le bras long, qui ait la réputation d'être serviable.

Parlerai-je de l'électeur acheté par une bouteille de vin ou une pièce de quarante sous? J'ai entendu dire que dans certains départements cette corruption était fréquente. Il me paraît difficile de croire que l'intérêt personnel, sous cette forme, entraîne une proportion considérable des électeurs, d'abord parce que le nombre des électeurs est immense, ensuite que le vote est secret, enfin que dans les pays où ces tristes usages sont répandus, les candidats sont des deux côtés condamnés à semblable dépense. Je crois donc que nous pouvons ne pas tenir compte des exemples de basse corruption qui se peuvent citer.

Nous venons de passer en revue les différentes sortes de préoccupations d'intérêt personnel qui peuvent agir sur l'électeur rural quand cet intérêt est lié à celui du pays, il lui échappe complètement; quand il est lié à celui de son village ou quand il lui est exclusif, il agit quelque peu, mais il est si faible qu'il a en vérité bien peu de force. A tout prendre, l'influence de l'intérêt personnel agit très peu sur l'électeur rural.

Mais, me direz-vous, qu'est-ce qui agit? — D'abord on peut voir, par le nombre énorme des abstentions, qu'en beaucoup de pays, rien n'agit sur une partie des électeurs ; mais dans ceux où l'électeur rural a l'habitude de se présenter au scrutin, il est sous l'influence des sentiments les plus divers. Chez moi il s'occupe beaucoup plus du candidat que de lui-même ; il cherche à être agréable à l'un, désagréable à l'autre ; il croit rendre un grand service au député qu'il choisit, et ne manque pas d'en réclamer le prix à l'occasion; puis il vote pour se conformer à l'usage, pour faire comme les autres, pour user d'une prérogative que n'a pas sa femme, etc....

Cette sorte d'indifférence des ruraux se maintiendra-t-elle toujours? Je ne le crois pas ; avec la diffusion des journaux, les électeurs des campagnes finiront probablement par sentir qu'ils peuvent attendre quelque chose dans leur propre intérêt, des lois votées à Paris. Ils se rendront compte par exemple, que leurs

enfants partent pour le service militaire, en exécution d'une loi faite par des députés, et qu'une autre loi abrogeant la précédente, pourrait faire rester les jeunes gens au pays. Bien vraisemblablement, quand nous en arriverons là, l'immense majorité des cultivateurs voudront des candidats adversaires déclarés de toute espèce d'armées. Jusqu'ici, dans ma contrée, les habitants ne me paraissent pas sentir quelle relation peut exister entre eux et la Chambre des députés. C'est affaire de temps, et je crois voir les marques d'un changement profond qui se prépare.

Je n'ai qu'une connaissance très superficielle des mœurs et des idées des habitants des grandes villes. J'ai entendu discourir mon tailleur et mon concierge, j'ai lu des comptes rendus de réunions publiques, enfin j'ai vu les résultats d'une foule d'élections. C'est peu de chose, pour apprécier les sentiments intimes des milliers d'électeurs qui choisissent de si singuliers représentants. Je crois cependant pouvoir dire, que les réflexions présentées ci-dessus à propos des électeurs ruraux ne peuvent s'appliquer à ceux des grandes villes.

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Ceux-ci ne cherchent ni un député qui leur puisse rendre des services particuliers, ni un député qui défende des intérêts de clocher; mais s'ils croient, et c'est très fréquent, que des lois nouvelles leur apporteraient un bonheur inconnu jusqu'ici, ils voient un intérêt de premier ordre pour eux à envoyer au Parlement un partisan de ces lois ; ils s'en préoccupent avec une extrême ardeur, et le sentiment d'intérêt personnel a par là une grande influence sur leur vote. Si le paysan perdu dans la campagne n'a jamais l'occasion de voir et de toucher du doigt le mécanisme social, s'il oublie par suite quelle utilité il retire chaque jour de ce mécanisme, l'ouvrier urbain au contraire, vit dans un milieu où des idées politiques doivent naturellement germer dans sa tête. D'abord, il ne reçoit rien directement de la nature, et vit exclusivement de ce que lui donnent d'autres hommes sous forme de salaire ; puis il passe chaque jour devant de magni

fiques édifices où demeurent une multitude de fonctionnaires, il entend parler d'eux sans cesse; il assiste à toutes les manifestations extérieures de la puissance publique ; il se persuade donc très volontiers que ces fonctionnaires, ces palais, toute cette organisation, sont là pour lui, qu'il faut voir en l'État le dispensateur de la richesse. L'électeur dont je parle, ne se trouvant pas suffisamment heureux, croit que la société est mal constituée. C'est à des imperfections, dans sa pensée faciles à réparer, qu'il attribue la gêne où il se trouve, sa pauvreté, l'inégalité du sort qui a fait des riches oisifs à côté de lui. Il ne doute donc pas que des députés portés pour ses intérêts, pourraient, s'ils le voulaient, remettre toute chose en place, et répartir entre les ouvriers les richesses injustement détenues par une caste de privilégiés. Ne nous étonnons pas qu'une pareille idée, entretenue par la presse, réchauffée chaque jour par d'ambitieux meneurs, ne lui donne au jour d'une élection de vives préoccupations et ne lui dicte son vote. Nous trouverons donc chez lui l'influence de l'intérêt personnel à un très haut degré.

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Je me résume l'intérêt personnel agit un peu sur l'électeur rural, beaucoup sur l'électeur urbain ; il me reste à chercher quel est le résultat de ce sentiment; ce sera l'objet du chapitre prochain.

Peut-être le lecteur, ne pouvant reconnaître son portrait dans le tableau qui précède, se plaindra-t-il que je l'ai oublié, et s'étonnera-t-il de me voir parler seulement des hommes bornés ou peu instruits. C'est que l'homme intelligent, connaissant la politique, sachant ce qu'il fait quand il dépose son bulletin dans l'urne, est et sera toujours noyé dans la foule, pour peu qu'elle soit nombreuse. Avec l'institution du suffrage universel actuel, son pouvoir comme électeur est nul; c'est ce qu'on nomme en mathématiques un infiniment petit : je crois donc avoir le droit de ne pas m'en occuper.

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