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CHAPITRE III.

L'intérêt personnel chez l'électeur.

Ce sentiment agit peu sur l'électeur des campagnes, qui n'attend rien de la société et de ceux qui la dirigent. — Il a grande influence sur l'électeur des villes, qui, au contraire, attend tout des hommes.

Dirigeons-nous, un jour d'élection législative, vers la mairie de quelqu'une de ces modestes communes rurales, qui couvrent la surface de la France et renferment plus des deux tiers de ses habitants. Des cultivateurs, des journaliers à la démarche appesantie par le travail, arrivent par petits groupes à de longs intervalles, et déposent, d'un air embarrassé, un petit carré de papier entre les mains du maire ; deux ou trois fois seulement, dans ces dix longues heures, c'est un monsieur qui a un vêtement de drap, et auquel le maire et ses assesseurs accordent la faveur d'un salut et de quelques mots de politesse; à 6 heures du soir, tout est terminé ; le télégraphe joue toute la nuit, et le lendemain les journaux annoncent à la France et à l'Europe ce qu'a voulu le peuple français.

Quels sentiments ont animé tous ces hommes, si étrangers aux questions politiques dont la réponse leur a été demandée, ou plutôt quel rôle l'intérêt personnel, car cela seul nous importe en ce moment, joue-t-il dans leur détermination? Espèrent-ils pour eux-mêmes quelque chose, de l'homme dont le nom est écrit sur leur bulletin, c'est-à-dire, agissent-ils en vue de leur intérêt, et, cela étant, leur intérêt les guide-t-il bien ou mal?

Si, au lieu de me demander : Qu'espèrent les électeurs? on me disait Que peuvent-ils espérer? Certes la réponse ne serait pas difficile ! Les députés ne forment-ils pas le principal ressort de notre gouvernement? Or, tous les précieux avantages dont jouit une société bien organisée, dépendent d'un bon gouvernement; par lui et par lui seul, l'ordre est maintenu partout et les citoyens sont protégés à tous les moments de leur existence; grâce à lui, tout homme peut recueillir en paix le fruit de son travail; la justice lui assure protection contre d'avides voisins, l'administration emploie ses contributions pour le bien public, entretient les routes, paye les fonctionnaires, l'armée le protège contre toute entreprise violente... il n'est pas de hameau si reculé où le plus humble de ses habitants ne profite abondamment de tous ces biens. Si donc le député représente le pouvoir souverain, si le gouvernement proprement dit reçoit de lui son impulsion, et que tous ces biens dépendent du gouvernement, de quelle conséquence n'est-il pas pour chaque électeur de choisir un bon député? Eh bien, je ne crois pas qu'il y ait un électeur rural sur 100, et peutêtre sur 500, qui fasse ce raisonnement dans mon pays; le Normand ne passe cependant pas pour moins intelligent, et surtout pour moins intéressé qu'un autre. Je le dis avec toute conviction : cent fois j'ai eu l'occasion de causer avec de braves campagnards; je n'en ai jamais vu un seul préoccupé des intérêts généraux de la société.

Le paysan comprend nettement qu'il a des intérêts propres dans une association appelée « la commune ; » il sait aussi qu'il appartient à un « département. » Ses idées sur sa commune et sur son département s'encadrent dans les connaissances qu'il a des personnes ou des localités. Sa commune lui est connue, territoire et habitants, depuis son enfance. Son département est pour lui un ensemble de villes et de bourgades dont il entend parler à tous les marchés ; à chacune d'elles se rattache pour lui le nom de quelque personnage étranger à sa commune, et qu'il

rencontre de temps en temps en faisant ses affaires. Voilà pourquoi les mots de commune et de département parlent à son intelligence, mais il ne va pas au delà.

J'ai été bien frappé en 1870, au début de la guerre, de l'indifférence de ceux au milieu desquels je vivais, pour les événements dont notre frontière était déjà le théâtre. J'occupais alors un certain nombre d'ouvriers ruraux, et ma journée se passait presque entière sur le chantier où ils travaillaient. Comme j'étais fort anxieux des conséquences d'une guerre sur notre propre territoire, je me figurais que mes ouvriers ne devaient pas l'être moins que moi. J'avais fait afficher sur un mur, à côté d'eux, une grande carte des bords du Rhin ; j'y marquais les lieux où étaient nos troupes, je leur en parlais sans cesse : c'était peine absolument perdue; on leur eût parlé d'une guerre en Bessarabie, leur indifférence n'aurait pas été plus grande. Après la guerre, à mon retour en Normandie, j'appris que deux d'entre eux, deux jeunes et robustes terrassiers, appelés à l'armée de la Loire, avaient déserté dès le second jour pour revenir au pays, qu'ils s'étaient cachés dans les bois pour échapper aux gendarmes. Je crus bien faire de refuser de les reprendre, mais cette résolution ne parut pas moins étrange à leurs camarades qu'à eux-mêmes; ils vinrent tous deux me trouver et me demandérent très simplement, s'il était vrai que je ne voulusse plus les faire travailler parce qu'ils avaient cru devoir revenir de l'armée. Sur ma réponse affirmative, ils me parurent beaucoup plus étonnés que honteux, et me quittèrent en me demandant si je ne pourrais pas, comme député, leur faire obtenir une petite place dans une administration de l'État! C'étaient cependant de très honnêtes gens, très instruits pour leur condition, car non seulement ils savaient parfaitement lire et écrire, mais encore ils faisaient fort lestement les calculs qui se présentaient dans l'évaluation des travaux de terrassement. L'un d'eux a été depuis cette époque élu conseiller municipal dans sa commune.

J'ajouterai, pour ceux qui attribuent aux idées républicaines la propriété de rendre les citoyens patriotes, que les jeunes gens dont je parle étaient les seuls de mes ouvriers qui, dès l'Empire, fussent nettement hostiles aux institutions monarchiques. Ils ne cachaient pas dès lors leurs idées révolutionnaires.

Ces souvenirs me font singulièrement douter que, par les leçons données à l'école primaire ou par la vertu des idées républicaines, on fasse mieux comprendre aux citoyens le mérite de notre organisation sociale, et l'intérêt que nous avons tous à la soutenir.

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Il en est de l'organisation de la société comme de celle de notre corps: nous en jouissons si constamment, que nous n'avons, lorsque nous sommes en bonne santé, aucune raison d'y penser. A chaque minute, à chaque seconde de notre existence, le sang circulant dans une infinité de vaisseaux, va régénérer nos tissus et entretenir le mécanisme de notre corps dans cet admirable état de perfection où nos membres et nos organes sont les serviteurs de notre volonté. Peu de nous, sans doute, y pensent souvent! Eh bien, de même, le pacifique laboureur, en suivant lentement son sillon, ne réfléchit pas que, si la société n'était point armée pour le défendre contre toute violence, il ne récolterait probablement point la moisson; l'ouvrier ne songe pas que la matière de sa blouse vient de par delà l'Atlantique ; il ne se remémore pas à quelles conditions il a pu s'en revêtir : les mers protégées contre les pirates, les ports creusés et entretenus, les agents diplomatiques envoyés dans le monde entier. On peut bien dire que les véritables bienfaits de l'organisation politique échappent absolument au plus grand nombre des hommes, et que des préoccupations d'un ordre aussi élevé ne hantent jamais le cerveau du cultivateur. On a pu, dans son enfance, lui faire des dictées d'orthographe sur ce sujet, l'instituteur lui a peut-être fait apprendre par cœur quatre leçons, mais qu'importe? Les résolutions de l'homme ne sont pas, la plupart du temps, dues aux grandes causes, mais à celles dont l'action est répétée. Voilà

un homme dont les yeux sont constamment fixés sur ses terres et sur ses animaux, qui se demande vingt-cinq fois par jour, pourquoi son beurre a été vendu au dernier marché un sou par livre meilleur marché que celui de son voisin; qui, le reste de son temps, suppute l'argent nécessaire pour acheter un porc, qui s'inquiète des fleurs de ses pommiers, de la levée de son avoine, et vous croiriez qu'au-dessus de ces préoccupations qui l'obsèdent, il y aurait place dans sa tête pour des réflexions sur les lois de l'humanité ou l'excellence du gouvernement! mais nous-mêmes, hommes qui avons le loisir de réfléchir, échapponsnous toujours à l'action des petites causes? Parmi les hommes religieux, croyant fermement que la justice de Dieu les récompensera ou les punira, après la mort, selon leur mérite en cette vie, combien sont plus préoccupés des mille riens qui remplissent nos journées, que de ces grandes et terribles pensées d'avenir! Il ne faut donc pas s'étonner si le paysan, eût-on jamais travaillé à lui inculquer à l'école des idées générales sur le mécanisme social, n'en conserve aucune impression au bout de vingt années, quand chaque heure de cette longue période a été remplie de préoccupations pour le pain quotidien de lui et des siens.

Les électeurs ruraux, pour l'immense majorité, n'ont donc pas le moindre sentiment en déposant leur bulletin, que leur intérêt est subordonné à l'intérêt de la société française, et que celui-ci est entre les mains de leur député.

Un autre genre de préoccupations leur est plus habituel : l'électeur n'est pas seulement un Français, c'est un habitant d'une commune où l'on voudrait une cloche pour l'église, un chemin direct pour aller à la ville, une mairie au centre du village, une fontaine, un curé, des gendarmes, que sais-je! L'électeur en jouira comme habitant de la commune, il a donc intérêt personnel à ce que le député soit favorable à la commune.

C'est bien là, théoriquement, de l'intérêt personnel. Je dis,

LES LOIS SOCIALES.

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