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peuple on préfère généralement l'argent à la vertu ; cela ne nous donne aucun droit de dire que telle personne sacrifiera sa vertu pour de l'argent, fût-ce pour un million, mais cela nous donne évidemment le droit d'affirmer que, si on prend mille individus au hasard dans ce peuple et qu'on leur demande une décision, c'est l'intérêt et non le devoir qui l'emportera. Cette conclusion. aura le genre de certitude de celles des calculs de probabilités : rien ne permet de prévoir ce qu'amènera un coup de dés, mais il est possible de prévoir à peu près, ce qu'amèneront cent coups de dés. Quoique le résultat de chaque coup pris isolément soit incertain, il est des principes mathématiques qui, pour un grand nombre de coups, conduisent à des conclusions dont il serait absurde de douter : tous les établissements de jeux, toutes les loteries, établies pour servir d'impôt dans quelques États, ont donné constamment les revenus indiqués par le calcul. Ainsi l'incertitude pour chaque coup n'exclut point la quasi-certitude pour le résultat d'un grand nombre de coups. De même dans une société composée d'un très grand nombre d'individus, le libre arbitre de chacun d'eux n'exclut point un résultat forcé pour la société dont ils font partie.

Nous pouvons donc admettre l'existence de certaines causes agissant sur les hommes en société, de telle manière que ces causes étant données, l'effet soit déterminé, sinon avec la précision des lois physiques, au moins avec la constance des lois de probabilité.

Quelle voie nous mènera à leur connaissance?

CHAPITRE II.

Peut-on employer pour l'étude des phénomènes sociaux les mêmes méthodes que pour l'étude des phénomènes physiques? Dans l'étude de ceux-ci, on a recours à l'expérimentation; ici, il faut se servir de l'histoire et de l'expérience. Aucune démonstration rigoureuse n'est possible.

Notre siècle est justement fier de l'étendue de ses connaissances scientifiques, quand il les compare à celles des siècles précédents et surtout à celles de l'Antiquité. Tout ce que l'Antiquité, en mille ans de civilisation, a pu connaître des lois de la nature pour nous le transmettre, est si peu de chose eu égard aux découvertes récentes, que cela ne pèse presque rien dans le bagage d'un étudiant de dix-huit ans. Autour de nous, chez toutes les nations civilisées, nous voyons des savants innombrables pénétrer à l'envi dans les régions inexplorées des sciences. Ils s'avancent avec une assurance dans leur marche que n'ont eue ni un Aristote ni un Pline, et chaque année ils accumulent un plus grand nombre de notions nouvelles sur les phénomènes de la nature, que ces grands génies n'avaient su le faire par le travail de leur existence entière; les académies suffisent à peine à les enregistrer, et tandis que les connaissances acquises par les savants de l'Antiquité étaient mêlées d'erreurs absurdes, restaient pour eux-mêmes vagues et incertaines et n'étaient communiquées qu'à de rares disciples, celles que nous donnent les méthodes d'investigation modernes ont presque la certitude des vérités mathématiques, et se répandent immédiatement dans le monde entier.

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Ne pourrions-nous pas, instruits par ce grand spectacle, employer des procédés scientifiques pour pénétrer les lois qui régissent les sociétés ?

Dans la plupart des phénomènes physiques, diverses causes produisent à la fois leurs effets. Il en est ainsi dans les cas les plus simples. Voilà mon encrier, il est immobile devant moi; il repose sur ma table par un effet de l'attraction qu'exerce sur lui la terre, mais cette attraction est combattue par le mouvement de rotation de notre planète, car si elle ne tournait pas, mon encrier serait beaucoup plus lourd, et si au contraire elle tournait plus vite, il s'échapperait dans l'espace comme la pierre d'une fronde, avec tous les objets qui ne seraient pas solidement retenus contre la terre. D'un autre côté, la table sur laquelle il repose n'est pas, ne peut pas être mathématiquement horizontale; elle penche assurément, si peu que ce soit, de quelque côté, cependant mon encrier ne glisse pas par la ligne de plus grande pente, cherchant à rejoindre le centre de la terre. Pourquoi? c'est que la résistance de frottement le retient en sa place. Quelle complication de causes et de lois diverses dans l'explication de ce fait si simple, à savoir, que mon encrier est immobile sur ma table!

Quand il s'agit de déterminer les lois de la physique, le savant cherche à isoler les diverses causes de manière à les étudier séparément. S'il veut, par exemple, étudier la chute des corps, savoir quelle est la loi de leur mouvement quand ils tombent, il fera naître des circonstances où la gravitation ne soit que peu ou point influencée par le frottement de l'air; par exemple, il les fera tomber dans des tubes privés d'air, et il s'assurera alors que le duvet et le plomb tombent avec une égale rapidité. Un autre jour, il fera naître des circonstances où la résistance du frottement de l'air se prêtera à une mesure.

C'est ce qu'on appelle faire des expériences, ou recourir à l'expérimentation; la physique et la chimie n'ont guère d'autre fondement, la médecine expérimente in anima vili; ces malheu

reux chiens, lapins, petits cochons d'Inde, qu'on dissèque tout vivants, pourraient en témoigner, et l'on assure même que parfois des médecins se plaisent à voir un sujet d'expériences en nos personnes. Certainement les sciences eussent fait des progrès bien lents, si les savants, n'usant pas de ce moyen, s'étaient bornés à étudier les phénomènes naturels. Combien eût-il fallu de siècles d'observations, pour qu'on pût déduire des effets de la foudre, les lois de l'électricité?

Aucune des sciences, relatives à la connaissance du monde matériel, ne peut se dispenser de recourir aux expériences, même celles qu'on appelle communément des sciences d'observation. L'observation isolée serait, sinon absolument stérile, au moins très peu féconde : la botanique, par exemple, a dû non seulement disséquer des plantes, mais les semer, les cultiver dans des conditions diverses, les soumettre à de très nombreux essais ; je ne vois pas comment elle eût pu autrement, connaître les fonctions des divers organes végétaux, et même s'assurer que les graines produisent les plantes. Un fait est surtout instructif pour un observateur, quand celui-ci connaît parfaitement, pour les avoir préparées lui-même, les circonstances qui accompagnent ce fait, c'est-à-dire quand l'observation est doublée d'une expérience.

Mais le procédé du physicien ou du naturaliste pour étudier les lois qui régissent la matière, n'est pas à la disposition du philosophe pour les lois qui régissent les sociétés humaines. Il ne peut faire aucune expérience; il ne peut composer, même en très petit, une société où il n'y ait que des hommes d'un semblable caractère, conforme au type qu'il aurait choisi : une monarchie sans courtisans, par exemple, et une démocratie sans démagogues. Ce serait bien commode, assurément, pour apprécier les avantages inhérents à l'une et à l'autre de ces deux formes de gouvernement, et mettre fin à un débat au sujet duquel les hommes se déchirent depuis tant de siècles, mais l'humanité ne se prête pas aux expériences; nous n'avons aucun moyen de faire

naître, comme dans la physique ou dans la chimie, des faits singuliers, sur lesquels nous puissions nous appuyer, afin de porter en sécurité notre jugement.

De cette impuissance résulte pour la science sociale, la nécessité d'observer un très grand nombre de faits; elle ne trouvera en effet que dans ce très grand nombre, la chance d'en rencontrer qui soient propres à l'éclairer.

Tel est le bénéfice des études historiques; mais ici une autre cause d'erreur intervient un récit, c'est un tableau fait par un historien. Si le tableau n'est pas conforme à la réalité, on sera trompé sur les faits mêmes dont on prétend tirer une conséquence, évidemment la conséquence sera erronée. Pouvons-nous nous mettre à l'abri de cette cause d'erreur? Existe-t-il des histoires véridiques auxquelles on puisse se fier, comme on se fie à un instrument de précision dont on a contrôlé l'exactitude? J'ai été témoin oculaire et quelquefois acteur,-très subalterne,

dans un certain nombre des grands événements de ces trente dernières années. J'ai ainsi pu voir de très près certains faits historiques, et me rendre compte ensuite de la manière dont ils étaient saisis par les contemporains, et transformés pour l'histoire écrite.

Je me rappelle entre autres exemples, de quelle manière fut établi sous mes yeux, le rapport du maréchal de Mac-Mahon sur la bataille de Solférino. C'était le lendemain même ; nous étions encore sur le sommet du coteau où la lutte s'était terminée; couchés ou assis au soleil dans un très petit espace, nous ne pouvions rien faire à l'insu les uns des autres. Le maréchal dit au général, son chef d'état-major, de lui soumettre un projet de rapport. Celui-ci donna l'ordre à deux de ses officiers de rédiger ce document, et ces officiers se mirent immédiatement à l'oeuvre.

La chose paraissait facile. Le champ de bataille où le corps d'armée avait opéré était à nos pieds, d'un coup d'œil nous l'embrassions. Tous les officiers de l'état-major qui avaient porté

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