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Chacune de ces propositions est d'une fausseté évidente, mais leur ensemble étant ce que nous avons jusqu'ici trouvé de mieux pour assurer la stabilité de notre état politique, il ne faut marchander ni notre admiration ni notre respect; nous dirons solennellement C'est le gouvernement du Pays par le Pays. Usons cependant des droits de libre examen, revendiqués aujourd'hui par chacun, et alors la loi nous apparaîtra bien clairement comme étant uniquement la volonté de quelques hommes qui l'ont faite. Ainsi s'expliquera qu'elle ne s'impose jamais durement à eux ni à leurs amis, et que, d'autre part, les partis vaincus lui reprochent constamment d'être un instrument de haine et d'oppression.

Donc certains hommes, au moyen de formules qu'ils font imprimer sous le nom de lois, imposent leur volonté ; cherchons quels sont ces hommes, pour voir comment agit sur eux l'intérêt personnel.

Ceux qui prennent la part la plus directe à la confection des lois sont les députés et les sénateurs. Il ne serait cependant pas juste de dire qu'ils en sont les seuls auteurs, car dans une république démocratique comme la nôtre, où il n'existe aucune autorité héréditaire, ni même viagère, où la richesse n'a aucun privilège légal, tout semble dépendre du suffrage des simples citoyens. Ceux-ci élisent des hommes qui en choisissent d'autres. Comme tout l'organisme politique actuel est contenu dans cette phrase, le simple citoyen peut se considérer comme électeur au premier degré des ministres et des autres fonctionnaires. Cest lui, — en théorie, dont la volonté doit finir par triompher partout. Le député devrait n'être que son instrument.

Les choses se passent autrement : il y a partage d'influence. La volonté de la multitude des citoyens obscurs ne compte souvent pour rien, même en des sujets où on peut leur supposer une

volonté bien déterminée; mais d'un autre côté, leurs sentiments, leurs goûts, prévalent de plus en plus dans nos institutions, même dans celles dont ils ignorent jusqu'à l'existence. Prenons pour double exemple l'impôt et les études classiques. Manifestement, si l'homme du peuple peut avoir sur quelque sujet une opinion, c'est sur le poids de l'impôt, et sa volonté doit être de le diminuer pour avoir le vin, le tabac et en général tout ce qu'il achète, à meilleur marché. Il est non moins évident qu'il se soucie fort peu des programmes de la classe de rhétorique, mais que son instinct le porterait à n'attacher aucune importance au grec et au latin. Eh bien, sur le premier point, celui de l'impôt, ses mandataires ne lui accordent aucune satisfaction; les impôts ont augmenté, personne ne l'ignore, à mesure que l'État.est devenu plus démocratique; mais sur le second point il triomphe : son goût pénètre de jour en jour notre enseignement classique, et il est curieux de voir comment les idées répandues dans les puissantes couches inférieures du suffrage universel, s'infiltrent peu à peu, et pénètrent dans les parties de l'édifice social qui paraissent le plus loin de leurs atteintes. Comment le jugement qu'on doit porter de Virgile ou d'Homère, l'estime où l'on doit tenir ces grands écrivains, peut-il dépendre de l'ouvrier, honnête homme sans doute, mais grossier et ignorant, qui mène le tombereau dans la rue? Son influence cependant se fait sentir : Virgile et Homère sont d'autant plus délaissés que les élections politiques sont plus démocratiques. Voici la succession des causes et des effets. L'élégance et la finesse échappent en général aux regards de la foule, et risquent de lui déplaire quand elle les reconnaît, il est donc fort naturel que ses élus ne brillent point par ces qualités et ne les estiment guère; de là chez ceux-ci un certain dédain pour l'étude des lettres, dont un des principaux mérites est d'aiguiser l'esprit, de donner de la distinction aux idées et aux sentiments. De proche en proche, le dédain s'étend; le ministre de l'instruction publique se laisse des premiers en

traîner au courant. Ses circulaires vantent les bienfaits des sciences, rappellent leurs applications pratiques; il augmente le temps qui leur est consacré. Les langues mortes en pâtissent, bientôt les fonctionnaires de l'enseignement reconnaissent que le mépris pour les vieilles méthodes est un moyen de plaire en haut lieu et d'avancer; on peut entendre, je l'ai entendu de mes oreilles,

le plus important fonctionnaire d'un grand lycée de l'État, un homme qui devrait parler latin à sa cuisinière, un censeur des études, me dire d'un ton convaincu : « Qui est-ce qui lit Virgile! » Ce serait le cas d'ajouter: Horresco referens. Je laisse à penser si de pareils sentiments trouvent un terrain favorable à leur développement parmi les lycéens! Ainsi l'idée de nos pères, que le temps de l'éducation doit être consacré à former l'intelligence et à développer le goût, idée raffinée, j'en conviens, a été remplacée par une idée beaucoup plus simple, celle du menuisier et du laboureur, à savoir que pour ne pas perdre son temps dans la jeunesse, il faut apprendre des choses utiles dans la vie, et que le latin n'est utile qu'aux curés et aux avocats. L'opinion de ceux qui peuvent avoir une opinion sur un pareil sujet a-t-elle changé? Nullement ! mais les menuisiers, les laboureurs et ceux qui leur ressemblent sont extrêmement nombreux ; au contraire, ceux qui partagent mon sentiment ne peuvent jamais être dans la nation. qu'une imperceptible minorité. Par suite, l'opinion que les lettres sont nécessaires dans l'éducation perd du terrain au ministère de l'instruction publique, Virgile se voit de plus en plus délaissé, on le remplace par de la botanique ou de la chimie.

Je ne discuterai pas la question de savoir si c'est le menuisier qui a raison ou si c'est moi; s'il faut faire porter les études des jeunes gens sur les lettres ou sur les sciences, c'est en dehors de mon sujet; je tiens uniquement à constater que le discrédit où tombent les grands écrivains de l'antiquité est le résultat des tendances bonnes ou mauvaises de l'électeur ignorant, et cette considération donne le droit de penser, que si la volonté de l'é

lecteur prévaut rarement, ses goûts, ses préférences exercent cependant une action dans toutes les parties de l'organisme social.

Faut-il s'étonner de ce que, dans cette répartition de l'influence entre l'électeur et l'élu, ce dernier garde pour lui une si grosse part? L'électeur est le maître, sans donte ; ses droits sont absolus, c'est vrai; mais le sort habituel des despotes est d'être exploités par ceux qui servent d'instruments à leur tyrannie. Comment le peuple, le plus despote de tous les souverains, ferait-il exception, lui dont la volonté est toujours douteuse, l'intelligence toujours inculte? Personne parmi ses mandataires ne lui résiste ouvertement, on s'empresse autour de lui, on le flatte, on s'humilie, mais c'est pour mieux le diriger; chacun cherche à tirer de lui son bénéfice, et la volonté de ses prétendus serviteurs est habituellement la seule qui triomphe, sous le nom pompeux de volonté du peuple.

Il résulte des pages précédentes, que l'autorité dans notre société appartient en droit à l'électeur, mais qu'en fait elle est presque toute aux mains de ses élus. Dans notre recherche des effets de l'intérêt personnel sur les gouvernants, nous nous occuperons d'abord de l'électeur, ensuite de l'élu; nous jetterons ensuite un coup d'œil sur une troisième catégorie de personnes, sur les fonctionnaires des diverses administrations. Dans une démocratie, leur sort est lié plus ou moins étroitement à celui des fonctionnaires élus. Cependant, comme ils ne doivent pas leur position au suffrage, il convient de leur donner une place distincte.

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