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CHAPITRE II.

L'intérêt personnel dans une société civilisée, la France prise pour exemple. Distinction entre

ses effets sur les gouvernants et sur les gouvernés. Les lois ne sont autre chose aujourd'hui en France que la volonté des gouvernants. Qui sont ces gouvernants? - Au premier titre, les électeurs. L'influence de l'électeur pénètre partout, sans qu'on puisse dire que sa volonté prévaut : tout tyran est l'esclave de ceux qui sont ses instruments. - Il convient d'examiner les effets de l'intérêt personnel, 1° sur l'électeur, 2° sur l'élu, 3° sur les fonctionnaires non élus qui ne dépendent que très indirectement des électeurs.

Je laisse de côté, après cette rapide excursion, les sociétés sauvages on barbares, et j'en reviens persuadé que l'intérêt personnel n'a pas toutes les vertus, qu'il ne suffit pas, loin de là, à faire naître la prospérité d'une société ; il reste donc à déterminer sa véritable action. Prenons pour cette étude la société qui nous est le mieux connue, la nôtre, et commençons par examiner comment nous dirigerons nos recherches.

Dans toute société civilisée, on peut placer les individus dans deux groupes; ceux qui font partie du premier, s'occupent de leurs propres affaires et de celles de leur famille; ils travaillent pour assurer leur existence, augmenter leurs richesses, établir leurs enfants : ce sont les particuliers. Le second groupe, au con

traire, est composé de personnes qui ont pour mandat de s'occuper des affaires de la communauté : je les appellerai, par opposition avec les particuliers, les personnes publiques. Celles-ci entretiennent le mouvement de cette machine, de plus en plus compliquée, qu'on nomme le gouvernement : le bon ordre est maintenu par la police, les voies de communication sont entretenues par les ingénieurs; d'autres individus assurent la sécurité de la société contre une violence qui viendrait du dehors, ce sont les militaires ; d'autres répandent l'instruction religieuse, ce sont les membres du clergé; on pourrait prolonger à l'infini l'énumération des circonstances, où des individus ont mandat de travailler pour l'avantage de la société entière.

Cette classification en hommes publics et particuliers n'est pas sans prêter à la critique, car une même personne peut appartenir, selon le point de vue d'où on la regarde, à l'une ou à l'autre de ces deux catégories. Ainsi le fonctionnaire agit comme particulier dans l'administration de ses biens, le plus simple particulier agit comme homme public quand il est conseiller municipal dans son village. Cependant je crois que cette distinction peut être utilement employée ici, malgré ses imperfections, car la conduite des individus, leurs décisions, exercent une influence bien différente sur la société, selon qu'ils agissent au nom de l'État, avec l'autorité donnée par des fonctions publiques, ou que, simples particuliers, ils agissent pour eux-mêmes.

Je voudrais donc envisager successivement l'action de l'intérêt personnel sur les gouvernants et en général sur les personnes publiques, puis l'action de ce même sentiment sur les particuliers.

De l'intérêt personnel sur les personnes publiques. Il serait impossible d'examiner successivement l'action de l'intérêt personnel sur toutes les catégories de personnes employées au service du public. Force est donc de faire un choix; mais nous pouvons espérer qu'en le faisant convenablement nous arriverons

aux mêmes conclusions que si l'étude avait pu être complète. Trouvons donc quels sont les hommes qui, par leurs fonctions, exercent une influence prépondérante dans le gouvernement de la société, nous nous occuperons spécialement d'eux.

La forme la mieux caractérisée de l'influence, c'est l'exercice du commandement. Par suite, ceux qui détiennent l'autorité, qui ordonnent dans une société, y possèdent l'influence prépondérante.

Mais, dira-t-on peut-être, c'est commencer par une hérésie, et dans une société bien organisée, un gouvernement perfectionné, comme le nôtre par exemple, l'autorité ne réside plus dans des personnes. Oui, j'entends d'ici bien des phrases rebattues! je sais le nombre de tyrans que nous avons détrônés, de bastilles que nous avons rasées, de libertés que nous avons conquises! Le citoyen, nous est-il affirmé, n'obéit plus à des personnes, mais à des lois. Ce discours me touche peu; qu'est-ce aujourd'hui que les lois, sinon l'expression de la volonté de certains hommes, hommes d'État, gouvernants de bien des catégories? Ce n'est pas la définition classique, j'en conviens; la volonté des hommes, bonne ou mauvaise, est appelée communément par nous l'arbitraire, et nous avons fait, de ces quelques syllabes fort inoffensives, un vilain mot, qui, devant un auditoire d'hommes politiques, est une véritable flétrissure. Les lois, dit-on, c'est tout autre chose, c'est impersonnel, c'est quelque chose qui plane au-dessus des volontés humaines, qui commande par là une religieuse obéissance.

J'aurais certainement un sentiment particulier de déférence pour une loi appliquée depuis cinq cents ans dans mon pays. Si quelque jour elle me gênait, je sentirais néanmoins qu'elle fait partie du patrimoine national; ses auteurs, connus ou inconnus, étant depuis des siècles dans la tombe, et des millions de Français s'étant avant moi courbés docilement devant elle, il me serait impossible d'y soupçonner même une intention de me

tracasser ou de m'exploiter. Je pourrais critiquer, mais la voix qui m'ordonnerait d'obéir aurait une sorte de caractère sacré que n'aurait celle d'aucun de mes contemporains. Nous ne pouvons en vérité, Français du dix-neuvième siècle, éprouver une impression analogue vis-à-vis de nos lois en général. C'est à côté de nous, dans deux grandes usines magnifiquement montées, que 8 à 900 de nos concitoyens les produisent chaque année par centaines; ils abolissent les anciennes, qu'ils disent ne plus rien valoir, et ce sont celles précisément qui étaient recommandées par d'autres à nos respects et à notre admiration quelques jours auparavant. Comment ne verrions-nous pas la main des ouvriers? Ne sommes-nous pas d'ailleurs témoins de la cohue de nos semblables qui se pressent pour entrer, quand la porte des assemblées s'ouvre tous les quatre ou cinq ans, impatients d'avoir à leur tour la satisfaction de faire des lois, c'est-à-dire de nous commander. Je me croirais le dernier des imbéciles, si j'attribuais à ces produits une origine surhumaine, si j'en arrivais à penser qu'ils émanent d'un être mystérieux, innommé, et si j'avais pour eux une autre mesure de considération que celle dont j'use pour leurs auteurs. « Voilà, me direz-vous, une << théorie subversive! Vous prêchez le mépris des lois et la dé<< sobéissance. >> Nullement! je prétends seulement que les lois ne sont autre chose aujourd'hui que la volonté de certains de nos contemporains, mais j'ajoute : Elles ont droit à notre obéissance, tant qu'elles ne sont point en contradiction avec nos devoirs, parce qu'elles sont la volonté de nos maîtres, et que le précepte nous dit: Subditi estote dominis, non tantum bonis, sed etiam dyscolis.

Dans toute société il faut des gouvernants qui donnent des ordres, et plus une société est civilisée, plus le besoin de la direction est impérieux. La France ne pourrait donc s'en passer; mais il peut être utile que le mécanisme de cette direction, au lieu d'être apparent, soit plus ou moins dissimulé par les institu

tions. Il l'est parfaitement chez nous, et une foule de Français paraissent ne pas se douter que derrière nos lois il y a toujours des hommes.

Quand les citoyens répugnent à l'obéissance, que les gouvernants n'ont pas d'autorité personnelle, il faut bien qu'ils déguisent leur volonté sous la forme de la loi, pour la faire accepter. L'expérience de notre nation prouve l'efficacité de ce procédé. Un peuple intelligent peut avoir une véritable aversion pour des hommes du mérite et de l'honnêteté les mieux établis, leur refuser toute obéissance et même toute déférence, et en même temps se soumettre sans murmure à des prescriptions. dont il ignore les auteurs, ou qui sont édictées par des sots qu'il méprise, pourvu que ces prescriptions aient été faites dans la forme dite légale.

Aussi les lois sont les moyens dont les maîtres de notre pays se servent avec succès, pour faire prévaloir leur volonté. Autrefois on eût employé la force des armes, des épées ou des canons; les lois ne sont en réalité aujourd'hui que des armes d'un maniement particulier : elles ont l'avantage de n'exposer à aucun péril ceux qui s'en servent, et l'avantage est très digne d'être apprécié.

Il nous importe donc de connaître les véritables auteurs des lois qui nous régissent. C'est, nous dit-on, la nation elle-même ; je le veux bien, mais par quel mécanisme?

Les électeurs représentent la nation, dont ils ne sont pas le tiers; les votants représentent les électeurs, dont ils ne sont quelquefois pas la moitié ; la majorité des votants représente les votants; les députés représentent la majorité des votants ; la majorité des députés représente la Chambre des députés; une commission nommée par la Chambre représente la Chambre ; la majorité de cette commission représente la commission... et ainsi arrivet-on à cette conclusion mathématique, que la volonté de trois ou quatre députés, dont la Chambre a accepté le projet de loi

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