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DEUXIÈME PARTIE.

L'INTÉRÊT PERSONNEL.

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CHAPITRE PREMIER.

De l'intérêt personnel chez les sauvages et chez les barbares. Erreur de Bastiat, qui a attribué à l'intérêt personnel des effets dus en réalité à une autre cause, et particuliers aux peuples chrétiens.

Je me propose maintenant d'examiner l'action sur la société, des divers mobiles qui entraînent les individus. Je commence par l'intérêt personnel.

Comment la tendance qu'ont les membres d'une société à poursuivre leur intérêt personnel, agit-elle sur cette société?

Tenons-nous d'abord pour assurés que nous ne trouverons jamais d'occasion où nous puissions constater, sur une société, l'effet produit par l'intérêt personnel agissant seul. En effet, aucune des causes qui agissent sur un individu, n'agit seule; dans chacune de ses démarches, divers motifs dont il aurait peine lui-même à démêler l'influence respective, contribuent en même temps à former sa volonté ; le même enchevêtrement de causes diverses doit se rencontrer dans les phénomènes sociaux. Mais si l'intérêt personnel est toujours associé à d'autres causes, il est vraisemblable cependant qu'en certaines occasions son action sera prépondérante; son effet par suite sera manifeste. Nous commencerons par chercher quelles seront ces occasions.

Les causes diverses qui, en se mêlant à l'intérêt personnel, peuvent modifier son effet ou le masquer, sont, comme nous l'avons vu au chapitre précédent, les idées résultant des croyances, et l'entraînement résultant de l'exemple. Nous trouverons donc

vraisemblablement des sociétés où l'action de l'intérêt personnel sera prépondérante, là où les idées sont le moins développées, et où l'individu vit le plus isolé. Sur cette indication, je vais droit chez les sauvages. C'est là que je rencontrerai, s'il se rencontre quelque part sur terre, l'homme des économistes, cet homme qui n'est mu que par l'intérêt. Il ne sera distrait ni par les théories d'une civilisation raffinée, contraires à l'ordre naturel, ni par les idées de convention, qui, dans les pays où la tradition s'appuie sur des livres, se perpétuent indéfiniment par l'éducation. L'espace est devant lui: plus de voisins gênants comme dans notre vieille Europe, où l'encombrement est déjà séculaire, partant plus de guerres, mais « une marche progressive vers le << bien-être, le perfectionnement et l'égalité, une approximation << soutenue de toutes les classes vers un même niveau physique, << intellectuel et moral, en même temps qu'une constante éléva<tion de ce niveau... >>

Que vois-je? Les voyageurs nous trompent-ils? Ils nous assurent au contraire que l'état de guerre est l'état normal des sauvages; que le progrès est chose absolument étrangère à leurs aspirations, que le spectacle même de notre supériorité, due évidemment à notre civilisation, ne peut les déterminer à nous imiter; que rien ne peut vaincre leur paresse, hors le moment où la faim les presse, qu'ils se refusent à se donner une peine quelconque pour assurer leur nourriture, non pas de l'année suivante, mais du lendemain même. Ainsi pour eux le bonheur consisterait dans l'oisiveté absolue. Ils n'en sortiraient que sous la contrainte de la faim, pour chasser, pêcher, errer dans les bois à la recherche de quelque fruit spontané ou de quelque racine. Telle est en effet la vie de peuples nombreux qui sont répandus, ou qui l'étaient naguère, sur d'immenses espaces.

Peut-être me dira-t-on que ces peuples sont abrutis par d'absurdes coutumes et de sottes superstitions. Je l'accorde sans peine; mais ces coutumes sont nées de leurs aspirations à un

bonheur qui réside pour eux dans le manger et le dormir; elles répondent à un état social qui n'a pas d'autre fin, comme notre code répond aux besoins raffinés de la civilisation au dix-neuvième siècle, et si leur idéal de prospérité sociale se transformait, les coutumes se transformeraient en même temps. Une réflexion analogue peut s'appliquer à leur culte : il se modifierait d'autant plus facilement, que ses traditions ne sont liées à l'existence d'aucun édifice durable, que nul écrit ne les conserve, et que les souvenirs dont leur mémoire seule est dépositaire sont, comme tous les voyageurs l'assurent, très courts et extrêmement vagues. Aussi nulle part n'existent des circonstances, où l'homme soit moins dérangé par des préoccupations diverses de la recherche de son intérêt ; nulle part ce sentiment ne doit agir aussi énergiquement, et j'en conclus qu'il faut voir dans les sociétés sauvages la meilleure manifestation de ce qu'il produit à lui seul : il produit la paresse, la misère et la guerre.

D'autres peuples aussi peu cultivés ont vécu autrefois dans l'Europe même, et y ont formé un grand nombre de petites sociétés. Je veux parler des barbares de l'Europe centrale, tels qu'ils étaient jusqu'aux premiers siècles de notre ère; nos connaissances sur leurs mœurs, sur les ressorts de leur activité, sont sans doute plus incomplètes encore que nos connaissances sur les sauvages de l'Amérique. Nous sommes séparés d'eux par un intervalle de bien des siècles, et les historiens leurs contemporains, nous ont laissé peu de détails sur leurs usages et leur manière de vivre. Je ne crois donc pas que nous puissions nous flatter de nous faire une idée juste et précise sur les conditions d'existence des sociétés barbares. Cependant il me paraît très vraisemblable que les moyens d'assurer leur existence matérielle étaient chez elles, comme ils le sont chez les sauvages, la préoccupation incessante; que les idées religieuses, que les usages tendaient au même but ; que ces migrations immenses, répétées pendant presque toute la durée de l'histoire romaine, étaient

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