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Non, sans doute. Celles de nos actions qui procèdent de ces divers ordres de motifs sont raisonnées, ou peuvent l'être, tandis qu'il en est beaucoup d'autres purement instinctives.

Je viens de dire que nos actions étaient raisonnées quand elles étaient l'effet des motifs précédents. Si, en effet, je travaille pour pouvoir bien manger, par exemple, ma conduite pourra se justifier par un raisonnement: bien manger est une jouissance, or il est conforme à la raison que je fasse des efforts pour me procurer une jouissance. Je ne dis pas que le raisonnement soit parfaitement juste, et qu'on ne puisse discuter si toute jouissance doit être recherchée par moi; on peut même soutenir que le raisonnement est faux, mais enfin c'est un raisonnement; une infinité de gens s'en contentent, nous le savons tous, et ne font point en cela mentir la définition connue de notre espèce : l'homme est un animal raisonnable. J'éprouve un plaisir autre, mais non moins réel, à voir mes enfants heureux, même quand je n'en dois recueillir aucun avantage matériel; mes efforts seront donc parfaitement raisonnables, s'ils tendent à les rendre heureux, car je me donnerai ainsi un plaisir : il consistera dans une jouissance morale.

Mais l'homme ne se meut-il jamais que dans un sens où il soit raisonnable qu'il se meuve? Quand il marche, est-ce toujours qu'il a devant les yeux un but déterminé qu'il désire atteindre? Ses efforts sont-ils raisonnés en vue d'atteindre ce but?

Pour répondre, jetons les yeux sur une armée : lorsqu'on songe à l'âprêté avec laquelle les hommes, en général, poursuivent l'amélioration matérielle de leur sort, et d'un autre côté à la facilité avec laquelle ces mêmes hommes, une fois enrégimentés, vont jusqu'à risquer dans une guerre leur santé et leur vie, on a bien le droit de douter que, dans l'un et l'autre cas, ils obéissent pareillement à la voix de leur raison. Quand les hommes sont ainsi réunis en grand nombre, on les voit renoncer très fréquemment à avoir une volonté individuelle. Il semble que leur con

tact réciproque leur fasse perdre une partie de leur faculté de raisonner. Prenez un paysan, sermonnez-le tant qu'il vous plaira sur l'utilité qu'il y aurait pour lui, trente-six-millionième de la France, d'aller soutenir de sa personne le drapeau de la patrie, en face des nations musulmanes du littoral méditerranéen ; vous n'obtiendrez pas de lui qu'il se dérange une minute de sa charrue. Vous le prenez de force, lui mettez un pantalon rouge, vous lui donnez des camarades, arrachés comme lui à leurs champs et à leurs affections, il marche gaiement, il se fait tuer avec intrépidité. Qu'est-ce qui le soutient? Sans doute le devoir, la vanité, la crainte, la résignation, un mélange plus ou moins confus de sentiments raisonnables, je le veux bien, mais tout cela eût été vain sans le pantalon rouge et le camarade.

Des phénomènes analogues s'observent dans des réunions de tonte espèce dans les assemblées politiques composées d'hommes instruits, comme dans les rassemblements tumultueux de la populace; dans les réunions qui délibèrent, comme dans les troupes qui combattent.

Il y a donc une véritable force d'entraînement dans l'exemple; elle échappe facilement à l'analyse, car elle n'agit presque jamais seule, mais son existence à côté de celle des motifs raisonnables ou raisonnés, peut servir à expliquer des actes qui, autrement, seraient incompréhensibles; nous reviendrons du reste sur ce point.

En résumé, je trouve, au début de cette étude, les mobiles suivants aux actions humaines : 1° l'intérêt personnel, 2o les sentiments religieux et moraux ou immoraux, 3° les affections. naturelles, 4o enfin, l'entraînement par l'exemple.

On peut philosophiquement distinguer les uns des autres les différents mobiles qui mènent l'homme. Dans le fait, il est rare qu'ils n'agissent pas simultanément. Je me porte à faire une bonne action, l'idée du devoir m'y pousse, pourrais-je cependant affirmer que l'orgueil ou la vanité n'y sont pour rien? C'est ainsi

que la plupart des actions humaines, selon le côté par où on les regarde, peuvent être louées ou blâmées, et en fait, trouvent parmi les contemporains de bonne foi, des détracteurs ou des admirateurs.

Il est bien plus commode, au milieu de cette confusion, de trancher la difficulté, en rattachant toutes les actions humaines à une seule cause. Ainsi a fait Bastiat, on vient de le voir, en posant comme principe, à la première page de son livre, qu'elles dérivaient de la recherche de l'intérêt personnel. Une pareille simplification permet d'édifier une doctrine dont l'aspect satisfait peut-être les regards, mais quel usage en pourra-t-on faire, si elle repose sur des fondements aussi peu solides?

Est-il possible de ne point se perdre dans l'étude des phénomènes sociaux, alors que, dans cette étude, on trouve à chaque instant des causes diverses et compliquées? Je n'ose le dire, car je ne me dissimule pas cette difficulté; mais si aucun chemin tracé ne mène à notre but, il faut bien prendre à travers champs et broussailles pour y arriver.

Comme il a été dit en commençant, le but de cet ouvrage serait de rechercher quelles lois dirigent les sociétés humaines. Mais s'il est des hommes à qui leur science permette de voir avec clarté l'humanité, dans le temps et dans l'espace, l'humanité d'il y a vingt siècles et celle d'aujourd'hui, la société thibétaine et la société française, j'envie cette science sans y prétendre. Mon ambition, grande déjà, serait de considérer l'humanité dans le cercle fort restreint où peuvent porter mes regards. J'ai passé la cinquantaine; les conditions diverses où je me suis trouvé, tantôt officier, tantôt propriétaire rural, tantôt homme politique, m'ont mis en relation avec des hommes occupant les plus hautes positions comme les plus infimes, avec des étrangers comme avec des Français ; je ne suis pas juge sur le fait de savoir si j'ai bien vu, mais les circonstances ont voulu que j'aie eu plus d'occasions que la plupart des hommes, de voir la société

sous divers aspects. Ainsi se sont formées mes connaissances sur la très petite partie de l'humanité que peut connaître un homme par lui-même. Quant au passé, j'ai eu par mes études, par mes lectures, quelques échappées de vue sur l'histoire de France, sur les sociétés latine et grecque. Tel est l'étroit terrain où je suis confiné, et où je voudrais trouver la connaissance de tout le reste. C'est bien peu de chose, je l'avoue, si on songe surtout, en ce qui regarde les connaissances dues à l'expérience personnelle, combien les idées changent entre vingt et quarante ans, et combien elles se modifient encore chaque jour. Mais si je m'abstiens de porter un jugement parce que je ne me trouve pas assez instruit encore par l'expérience, de beaucoup plus jeunes s'abstiendront-ils? Et qui de nous peut se flatter de vivre assez pour arriver à un âge où, la raison étant entièrement formée, la vue de l'humanité soit claire et les jugements qu'on en porte assurés ?

Autre chose que de l'expérience me manque. Je ne suis docte en aucune science, et je le sens à chacun de mes pas. J'ignore des choses que savent d'autres personnes, et que j'aurais intérêt à savoir. Je voudrais connaître les Romains comme M. Duruy, les Grecs comme M. Wallon ; j'aurais besoin de connaître l'histoire, la statistique, les langues vivantes... de tous côtés mon horizon est borné. Je crois cependant avoir le droit de me dire, que si j'avais eu la vie d'un érudit, je n'eusse pas vu de près la guerre comme on la voit quand on y a pris part. Mais le bivouac exclut l'étude. Que d'autres occupations ne l'excluent pas moins! Eusséje pu, si j'avais voulu me consacrer à l'érudition, diriger des ouvriers sans intermédiaire comme je l'ai fait pendant plusieurs années, et les voir ainsi de très près? Qui peut connaître dans son existence, tout ce qu'il lui serait utile de connaître pour se bien diriger dans la vie, et donner aux autres de bons conseils?

Je sens bien que le genre de savoir dû à l'expérience de la vie, n'est guère prisé de nos jours. Toute l'estime est réservée

pour ceux qui ont été au plus profond d'une science. Quelqu'un connaît-il dix mille plantes, ou la structure de l'œil des animaux du hanneton jusqu'à la baleine, ou le nombre des hectolitres de blé, des têtes de bétail, des magistrats, des professeurs... que possèdent les divers peuples de l'Europe, ou la généalogie de Sésostris, cela suffit : il est digne de porter, de nos jours, le nom de savant. On lui accorde de prendre place officiellement à côté de ceux qui, à cette sèche connaissance d'un grand nombre de faits, joignent des vues personnelles, des idées philosophiques nées de leurs connaissances mêmes. Hélas! quant à moi, si j'avais à passer un examen, je sens avec regret qu'il n'en est d'aucune espèce où je ne pusse être convaincu d'ignorance grossière; mais je me dis, pour consoler mon amour-propre, qu'il n'est pas d'examinateur que je ne me ferais fort de convaincre d'une égale ignorance, si, les rôles étant changés, je pouvais faire des questions, au mathématicien sur les usages de la guerre, au chimiste sur les mœurs des Grecs, à l'historien sur l'agriculture. Dans l'ordre d'études que j'entreprends, il faudrait posséder des connaissances sur des sujets très divers ; je cherche à me persuader qu'il devient alors impossible d'en avoir d'approfondies sur rien, et, enhardi par cette réflexion, je me hasarde dans la carrière.

Je ne veux pourtant pas m'engager à la parcourir tout entière dans les très larges limites que j'ai indiquées ci-dessus. Mes prétentions seraient satisfaites, si j'avais pu dans ce volume montrer l'influence qu'exercent sur la société

1o L'intérêt personnel,

2o Le sentiment religieux,

3° L'instinct d'imitation.

Encore ce programme me paraît-il trop lourd pour mes forces; je laisse à d'autres à en étudier méthodiquement toutes les parties; je me propose seulement de hasarder quelques réflexions sur les points où mes opinions diffèrent de celles qui ont cours généralement.

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