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tellement générale qu'elle ne déterminera rien: l'affection du père pour ses enfants, la charité envers le prochain, le sacrifice des biens, de la réputation et de la vie, pour l'avantage d'autrui, pourront s'appeler la recherche de l'intérêt personnel, car l'accomplissement d'un acte de vertu donne à la conscience une satisfaction incontestable; mais alors, je me demande en vain ce qui n'est pas intérêt personnel. Dans ce qui va suivre, j'appellerai recherche de l'intérêt personnel, la recherche des satisfactions pour la personne matérielle; j'y comprends la recherche des richesses et des grandeurs, qui sont les principaux moyens de se procurer ces satisfactions. J'y comprends également la recherche des jouissances de pure vanité, de coquetterie par exemple, qui sont l'accompagnement ordinaire du désir des plaisirs sensuels (1).

Du reste, je crois que beaucoup d'économistes accepteraient cette définition. Si tous donnent une place considérable dans leur estime à la richesse, c'est que de la richesse découlent le bien-être, les aises et les jouissances de la vie, et qu'elle est par cela même, à leurs yeux, la source du bonheur de l'humanité.

Ceci posé, je ne puis admettre que les actions humaines puissent être attribuées à cette cause unique de l'intérêt personnel, et le mouvement des sociétés actuelles, comme celui des sociétés passées, me paraît présenter des anomalies inexplicables, si on ne fait pas intervenir l'influence de certaines idées et de certains sentiments, indépendamment de toute recherche de satisfaction matérielle.

(1) D'après cette définition, l'ambition d'être célèbre, estimé, si elle était dégagée de tout désir de richesse ou de jouissance matérielle, ne serait plus un sentiment d'intérêt personnel. Sans doute, certaines ambitions seront difficiles à classer d'après cette distinction, mais c'est un défaut de toutes les classifications, de laisser indécise la place des choses qui ont un double caractère. Il faut se résigner à cet inconvénient plutôt que de tomber dans un pire, et d'être amené à considérer le dévouement comme un mode particulier de l'égoïsme, sous prétexte qu'on en retire la satisfaction intérieure du devoir accompli.

Sans aller chercher dans l'histoire des premiers chrétiens les mille exemples qu'on y rencontrerait, de cruels supplices volontairement affrontés, exemples qui ont puissamment contribué au triomphe du christianisme, nous trouverons dans l'histoire moderne quantité de faits à l'appui de ce que j'avance. Citonsen un dont l'économie politique s'est souvent occupé. Quand Louis XIV révoqua l'édit de Nantes, que demandait-il aux protestants? Bien peu de chose! Rien que d'aller à la messe le dimanche, et de ne pas aller au prêche, encore n'eût-il pas été bien sévère sur le premier de ces deux points; mais en revanche de quels maux ne les menaçait-il pas, s'ils lui résistaient! il fallait s'attendre à sa colère, c'est-à-dire à l'exil, à l'emprisonnement, à la perte des biens. Le choix dicté par l'intérêt personnel était évident peut-on en effet mettre en balance, l'ennui de ne pouvoir se réunir de temps en temps entre personnes de même opinion, et la cruelle nécessité de s'expatrier? Cependant nous savons que des milliers de personnes, de tout âge et de tout sexe, quittèrent la France. Ainsi des causes non seulement étrangères, mais opposées à l'intérêt personnel, peuvent agir énergiquement sur les individus ; et quand même on ne saurait pas quelles furent, pour diverses industries françaises, les conséquences de la révocation de l'édit de Nantes, on ne pourrait douter que des causes assez puissantes pour déterminer tant d'individus à de pénibles sacrifices, ne doivent exercer une grande influence sur une société, en ne considérant même que les résultats matériels.

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Je vais plus loin non seulement je me refuse à voir dans l'intérêt personnel le mobile unique des actions humaines, mais encore je le crois étranger à la plupart d'entre elles. Chaque jour, dans son affection pour ses enfants, la mère de famille s'oublie elle-même, elle leur sacrifice sa vie sans marchander, et ce qui exige bien plus de désintéressement, son bien-être et sa tranquillité. Où est l'intérêt personnel? La jeunesse ne pense-t-elle

donc qu'à l'intérêt, qu'au profit, quand nous la voyons se lancer avec tant d'ardeur pour atteindre un idéal qui lui paraît noble, grand, généreux? On a dit que c'était une folie passagère, due à la fougue de l'âge; folie peut-être, si l'on regarde certains objets de cet amour passionné, mais folie noble dans son essence, parce qu'elle prend son origine dans cette tendance vers le mieux, sinon vers le parfait, qui est la dignité de l'homme. Ce n'est pas d'ailleurs, grâce à Dieu, une illusion passagère, comme le prétendent les sceptiques. L'homme que n'a point flétri le vice, que n'ont point desséché certaines théories, ne renonce pas, en avançant dans la vie, à poursuivre un idéal qui brille toujours au loin devant ses yeux. Ses aspirations, il est vrai, ne sont plus celles de sa jeunesse; il s'enflamme moins pour la liberté, pour les sciences, pour les arts, mais son ardeur, plus renfermée, n'en est que plus vive pour son Dieu, sa famille, sa patrie. L'âge ne la glacera point en lui; elle est d'autant plus noble, qu'elle se poursuit en un temps où les hommes, objets de son affection, n'ont plus rien à lui donner, et lui montrent trop souvent des exemples d'ingratitude.

Les bons sentiments ne sont pas les seuls dont l'influence fasse oublier l'intérêt personnel; il est très souvent sacrifié à des vices ou à des défauts, à l'orgueil, à la haine ou à la frivolité. Le meurtrier risque sa liberté et sa vie pour assouvir sa vengeance ne voyons-nous pas des hommes, parmi les plus intelligents, céder à la tentation de lancer une épigramme, pour le simple plaisir de placer un bon mot, quand il peut leur porter à eux-mêmes un véritable préjudice? Ne voyons-nous point partout autour de nous, sacrifier à la mode du jour les aises ou les agréments de la vie? Scrutons, en nous-mêmes, les motifs de tous nos faits et gestes: vingt fois par jour nous prenons une décision sans avoir égard à ce qu'elle nous rapportera, avec la certitude même, si nous prenions la peine d'y réfléchir, qu'elle ne nous rapportera rien.

LES LOIS SOCIALES.

Refusons-nous donc à voir, avec Bastiat, dans l'intérêt personnel, « le grand ressort de l'humanité. » Nous valons mieux, et, grâce à Dieu, l'homme peut écouter d'autres voix que celle de l'égoïsme; les sentiments et les idées tiennent une large place parmi les motifs qui déterminent ses actes.

Au premier rang nous placerons les idées religieuses. Que ces idées aient eu, il y a quelques siècles, assez d'influence pour entraîner les peuples dans les plus grandes entreprises dont la connaissance soit parvenue jusqu'à nous, c'est incontestable pour quiconque a lu un peu d'histoire, et ce point ne mérite pas la discussion. Mais ceux qui ne voient dans les invasions musulmanes et les croisades, par exemple, que des accidents, des faits bizarres et anormaux ; ceux qui attribuent aux hommes de cette époque une exaltation passagère et maladive, et non l'ardeur d'un sentiment commun à tous les temps et à tous les pays; ceux-là se refuseront peut-être à faire figurer la religion, au dixneuvième siècle, parmi les causes permanentes des vicissitudes des sociétés. Selon l'opinion de certains hommes, occupant un rang élevé dans notre pays, la religion, réduite aujourd'hui à un nombre de sectateurs sans cesse décroissant, a perdu toute influence sur les nations scientifiques du dix-neuvième siècle. Nous examinerons plus loin s'il est juste d'opposer le grand nombre d'autrefois au petit nombre d'aujourd'hui, et de mesurer le sentiment religieux par le nombre de ceux qui fréquentent les églises; nous verrons, qu'à toutes les époques, les hommes véritablement imbus de sentiments évangéliques ont formé une très petite minorité. Mais d'ailleurs, peu nous importe ici. La religion a été la cause de grands événements historiques, cela est incontestable, et cela suffit pour que nous ne puissions nous dispenser de la placer ici parmi les causes possibles des phénomènes sociaux.

Dans le sentiment religieux, je comprends les vertus qu'il commande: amour du prochain, respect de la vérité, etc... vertus dont, selon moi, la religion est l'origine. Cette filiation est forte

ment contestée par l'école irréligieuse de notre époque, je le sais, et pour cette école la morale est indépendante de toute religion; je ne me propose pas de défendre en ce moment mon opinion, je me borne à indiquer un ordre pour les idées les sentiments vertueux doivent être comptés parmi ceux qui agissent sur les individus, et par suite sur la société; l'étude de leurs effets entre donc dans le cadre de cet ouvrage; je placerais cette étude à côté de celle relative aux sentiments religieux proprement dits. Je n'en séparerais pas, pour la facilité de la discussion, les tendances vers le vice.

Après l'intérêt personnel qui nous fait travailler pour la satisfaction de notre corps, après les mobiles qui se rattachent à nos croyances, et qui nous font agir pour la satisfaction de notre âme et de notre conscience, je rencontre d'autres mobiles, où le corps et l'esprit confondent tellement leur action, qu'il est fort difficile de distinguer ce qui revient à chacun d'eux. Je veux parler des affections naturelles. Rien n'est plus admirable que l'amour maternel, mais il s'y trouve autre chose que de la charité religieuse ou du raisonnement humain, car les animaux nous donnent d'innombrables exemples de ces sortes d'affections. Puis, que n'a-t-on pas dit, et mille fois avec raison, de la folie qui peut se manifester dans l'amour entre sexes différents? L'intelligence n'est donc pas seule à y parler; le principe de ces affections diverses existe en nous à l'état d'instinct, comme chez beaucoup d'animaux. Cependant il serait injuste d'y voir seulement un instinct animal, car notre intelligence et notre cœur y peuvent mettre leur empreinte, et ennoblir cet instinct, le transformer, de manière à en faire un honneur pour notre humanité.

Les causes de nos actions se rattacheraient donc jusqu'ici, à l'intérêt personnel, aux sentiments religieux et moraux, aux affections naturelles. Cette triple division peut-elle nous suffire? Comprend-elle toutes les forces qui sollicitent l'homme, et déterminent sa volonté tantôt dans un sens, tantôt dans un autre?

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