Page images
PDF
EPUB

Les races d'une civilisation très différente restent cependant exposées, et destinées peut-être, à être conquises et absorbées par les Européens. Les Français en Algérie, les Anglais dans l'Inde, ont agi en véritables conquérants: au pied de l'Atlas, comme sur les rives du Gange, une volonté étrangère, des lois nouvelles ont été imposées aux vaincus.

Il ne faut attribuer l'extension des conquêtes en ces deux cas, ni au mépris que nous aurions pour des peuples barbares, ni à la facilité avec laquelle nous croirions pouvoir les dominer. Elle a pour cause l'impossibilité où sont les peuples civilisés, de vivre en paix à côté de peuples non civilisés. La France a pour voisins les Espagnols, les Italiens, les Suisses, les Allemands, les Belges; tous ces peuples nous ressemblent par la religion, les mœurs, le langage, les institutions; aux yeux d'un sauvage, ou même d'un Chinois, ils ne doivent former avec nous qu'une seule et même nation. Grâce à ces analogies, les contacts ne sont pas douloureux, mais nous avons essayé quelque temps en Algérie, de vivre à côté d'Arabes laissés indépendants. Malgré la persévérance mise pendant plusieurs années à appliquer ce système, qu'on appelait « le système de l'occupation restreinte, » il a fallu y renoncer. Notre frontière, en quelque lieu qu'elle fût, était toujours un champ de bataille. La paix a pu être obtenue seulement, quand nos colonnes sont arrivées victorieuses au désert. Les Anglais dans l'Inde se sont trouvés, paraît-il, en présence de difficultés semblables. Ils se sont peu à peu étendus jusqu'à l'Himalaya, un peu par esprit de conquête, beaucoup

« comme on le croit souvent à l'étranger, le germanisme qui gagne du terrain, tout « au contraire... Si les Polonais avaient l'occasion aujourd'hui, et la force suffisante « pour se détacher de nous, ils ne nous donneraient pas 24 heures... Quand un « Allemand a vécu quelque temps en Pologne, il polonise son nom... Nous voulons « nous débarrasser des Polonais étrangers, parce que nous avons assez des nôtres... « Je me demande s'il ne serait pas opportun de sacrifier cent millions de thalers « pour exproprier la noblesse polonaise, nous serions sûrs d'avoir enfin la tran«quillité sur notre frontière de l'Est... Quand je jette un coup d'œil sur l'avenir, « je ne suis pas sans quelque préoccupation... >>

par nécessité, pour assurer leur défense. Leurs difficultés actuelles les poussent encore à s'agrandir, partout où leur trop vaste empire n'est point séparé, par une barrière naturelle suffisante, du peuple barbare son voisin.

En Europe et dans les temps modernes, ce n'est ni l'insuffisance du nombre des soldats, ni la rareté des forteresses, qui font courir aux nationalités les plus grands dangers, c'est la désorganisation sociale. Le triste exemple d'une nationalité bien distincte disparaissant par la conquête, ne nous est donné, depuis cent ans, que par la Pologne. Ce malheureux pays, dont la puissance militaire avait défendu l'Europe contre l'invasion musulmane, est devenu, quand les factions l'ont déchiré, une proie facile pour ses voisins. D'autres peuples, bien moins pourvus de combattants, comme la Hollande et la Suisse, ayant eux aussi de puissants voisins, et incapables de leur résister à eux seuls, après avoir été submergés sous des flots de soldats, ont retrouvé leur nationalité quand la tourmente a été passée. Ils avaient toujours continué, quels qu'eussent été les événements, à former une société compacte, ayant ses idées, ses mœurs et son unité. Ainsi les qualités morales d'un peuple, son esprit d'ordre et de hiérarchie, son respect pour ses traditions et pour ses chefs naturels, lui donnent une cohésion qui le préserve bien plus sûrement de la conquête que la puissance de son armement.

Cette considération me détermine (le sujet que j'ai entrepris de parcourir s'étendant d'ailleurs à l'infini) à laisser de côté dans ce travail, l'influence des sociétés les unes sur les autres. Le sujet que j'abandonne ainsi, serait, il est vrai, intéressant: on pourrait envisager les différentes manières par lesquelles un peuple se répand au dehors, tantôt l'envahissement brutal par des soldats, tantôt l'envahissement pacifique par les mœurs, les idées, le langage, à travers toutes les douanes, et souvent malgré la haine, du peuple ainsi envahi. Mais il faut se borner; d'ailleurs cet abandon est plus apparent que réel : en effet, cette in

vasion de l'étranger, quel que soit son caractère, pénètre surtout chez les nations où une désorganisation intérieure affaiblit la puissance de la vie sociale. Elle est un témoignage de faiblesse chez un des deux peuples, aussi sûrement au moins qu'un témoignage de force chez l'autre. Or, je me propose dans ce travail, d'étudier les causes de désorganisation intérieure des sociétés; nous devons donc trouver dans la suite, sans les chercher expressément, les circonstances qui facilitent l'envahissement par l'étranger.

J'arrive ainsi à une partie de mon sujet, à laquelle je voudrais donner quelque développement, c'est à savoir aux phénomènes qui sont le résultat du travail intérieur des sociétés. Les individus qui les composent s'agitent selon leurs désirs, leurs haines, leurs passions; chacun d'eux, par l'impulsion qu'il donne, contribue au mouvement général, tantôt dans une direction, tantôt dans une autre. Nous commencerons par examiner quelles forces agissent sur les individus, et nous chercherons ensuite à découvrir quel est l'effet général produit sur la société par la multitude des actions individuelles.

CHAPITRE V.

-

Travail intérieur des sociétés. - Causes qui agissent sur les individus et par suite sur les sociétés. 1o L'intérêt personnel, étudié exclusivement par certains économistes. Insuffisance de l'économie politique, par suite de sa séparation d'avec la morale. - 2o Religion et vertus. Leurs contraires, les vices. 3o Affections naturelles. 4o Entraînement par l'exemple. Champ d'études : pour le présent, ce qu'a pu voir un Français du XIX® siècle; - pour le passé, l'instruction d'un homme qui a fait ses humanités.

La première cause, le premier mobile des actions humaines paraît être l'intérêt personnel. Je ne m'arrêterai pas à montrer son caractère d'universalité, je suppose que l'évidence frappe tous les yeux; mais constitue-t-il une cause unique, ou qui comprenne toutes les autres?

Certains économistes paraissent le croire. Je citerai Bastiat, l'un des plus éminents écrivains français de cette école. « L'in« térêt personnel,... principe même d'action des hommes,» dit-il << au début de ses Harmonies économiques (chap. 1)... c'est de là, « j'en conviens, que naissent tous les maux sociaux : la guerre, « l'esclavage, le monopole, le privilège; mais c'est de là aussi que << viennent tous les biens, puisque la satisfaction des besoins et << la répugnance pour la douleur sont les mobiles de l'homme. » Plus loin, il est vrai (chap. 2), l'auteur associe à l'intérêt personnel « le principe sympathique,» mais en insistant si peu, qu'il

diminue à peine le rôle de l'intérêt personnel; voici du reste tout le passage, je le veux citer en entier, parce qu'il contient en peu de lignes, toute la théorie soutenue par Bastiat dans son principal ouvrage :

« Prenant l'homme tel qu'il a plu à Dieu de le faire, sus«ceptible de prévoyance et d'expérience, perfectible, s'aimant « lui-même, c'est incontestable, mais d'une affection tempérée << par le principe sympathique et en tout cas contenue, équilibrée « par la rencontre d'un sentiment analogue universellement ré<< pandu dans le milieu où elle agit, je me demande quel ordre « social doit nécessairement résulter de la combinaison et des « libres tendances de ces éléments.

<< Si nous trouvons que ce résultat n'est autre chose qu'une « marche progressive vers le bien-être, le perfectionnement et « l'égalité; une approximation soutenue de toutes les classes << vers un même niveau physique, intellectuel et moral, en même << temps qu'une constante élévation de ce niveau, l'œuvre de « Dieu sera justifiée... »

Et quelques pages plus loin: « Nous ne pouvons donc pas < douter que l'intérêt personnel ne soit le grand ressort de l'hu<«<manité; il doit être bien entendu que ce mot est ici l'expres«sion d'un fait universel, incontestable, résultant de l'organi<sation de l'homme, et non point un jugement critique comme « serait le mot égoïsme. »

L'intérêt personnel tempéré par « le principe sympathique, » expression qui, soit dit en passant, me paraît bien vague, voilà donc ce qui, selon Bastiat, est à l'origine de toutes les actions humaines, ce qui conduit les nations « par une marche progressive... à un niveau physique intellectuel et moral de plus en plus élevé. »

Entendons-nous d'abord sur les mots : si on prend l'expression « Intérêt personnel » dans un sens extrêmement large, à savoir, le désir d'une satisfaction pour le corps ou pour l'âme, pour la personne matérielle ou pour la personne morale, elle sera

« PreviousContinue »