Page images
PDF
EPUB

On m'accusera peut-être de porter un jugement bien sévère et bien dédaigneux sur mes concitoyens ; je ne crois pas mériter qu'on me fasse un reproche de mon langage; rien de ce que je dis ne leur est particulier; d'autres nations, placées dans la même condition que la nôtre, ne seraient pas moins indifférentes. En France, il y a cent ans, le sentiment d'affection pour le roi était, on peut le dire, universel et très profond, mais il ne tenait pas à un raisonnement, c'était un legs de vingt générations de Français qui avaient soutenu la monarchie, et n'avaient jamais séparé l'amour du roi de l'amour du pays. Il y a un abîme entre eux et nous; les nouveaux régimes qui se sont succédé ont dû s'appuyer, non plus sur une tradition que les événements avaient irrévocablement brisée, mais sur des raisonnements, sur les opinions des citoyens. Or, aucun homme n'a une opinion ferme et personnelle à un moment déterminé, sur un sujet dont il ne s'est pas occupé dans le reste de son existence. La multitude, chez un peuple quelconque, est composée principalement d'ouvriers, de pauvres gens, dont l'existence se consume dans la préoccupation de leur subsistance, et qui ne peuvent avoir aucune opinion personnelle sur les questions toujours fort douteuses de la politique. Par cela même, ils pourront montrer successivement, sous l'influence de l'exemple, un égal enthousiasme pour tous les partis; enthousiasme sans solidité et sans durée, mais qui n'en est pas moins sincère au moment où il se manifeste.

En résumant ce qui vient d'être dit dans les chapitres précédents sur l'instinct d'imitation, nous voyons que c'est une force aveugle, agissant sur les hommes de même condition, surtout s'ils peuvent se voir et s'entendre les uns les autres ; nous voyons que ni l'intelligence ni la science ne préservent de cette contagion à laquelle le caractère seul permet de résister; que cette force aveugle exerce son pouvoir sur les actions privées des hommes, comme sur leurs actes dans la vie publique. Laissant de côté la conduite privée des individus, nous trouverons l'influence de

!

l'exemple particulièrement sensible dans les grandes assemblées politiques. Là, grâce à cette influence, quelques individus, souvent parmi les moins sages, peuvent faire triompher des idées, parfois extravagantes, que la plupart de leurs collègues, isolés, laissés à eux-mêmes, n'accepteraient jamais. C'est donc, dans les pays où les assemblées politiques sont une partie importante du gouvernement, une force dont l'action peut être extrêmement dangereuse.

Dans les foules composées de gens grossiers, l'exemple montre sa puissance par les effets les plus violents. S'il s'agit de réunions délibérantes, elles se laissent effrayer par les discours les plus absurdes, elles se laissent conduire par les opinions les plus insensées. S'il s'agit de réunions sans but précis, résultant du fait même d'un grand concours de peuple, elles sont susceptibles de s'enflammer à quelques jours de distance pour les idées les plus opposées, et de paraître enthousiastes quand à peine dans la foule une infime minorité l'est réellement. Cet enthousiasme, qui est toujours attribué au peuple entier et qui n'a aucune solidité, est une cause d'illusions dont les gouvernements ont peine à se défendre.

A tout prendre, l'instinct d'imitation irraisonné est une faiblesse de la nature humaine; nous ne devons pas nous étonner que cette imperfection, comme toutes celles de notre pauvre humanité, ne soit une cause de faiblesse ou de trouble pour les sociétés.

ÉPILOGUE.

Morale: Un grand nombre de systèmes constitutionnels ont été en vain essayés en France depuis un siècle. N'ont-ils pas tous été rendus impuissants par les principes faux qui y ont trouvé place et qui ont cours de notre temps?

Je borne ici mes réflexions; un seul mot encore, pour leur servir de morale.

La plupart de nos concitoyens, on pourrait dire tous ceux dont l'attention se porte sur l'état actuel de notre pays et sur son avenir, désirent autre chose que ce qui est.

Les uns, sous l'influence du même enthousiasme qui avait enflammé tous les esprits à la fin du siècle dernier, croient à une nouvelle ère, à de nouveaux principes, à l'avènement prochain d'une nouvelle humanité. L'insuccès des héros de l'époque révolutionnaire ne les a pas détrompés; moins impitoyables, j'espère, que leurs farouches devanciers, ils veulent cependant faire rentrer la France dans la voie ouverte en 1792 et 1793.

D'autres portent avec tristesse leurs regards sur les ruines amoncelées par la Grande Révolution, et, tout en constatant combien ces débris sont difficilement utilisables, se demandent pourtant si notre pays peut retrouver la stabilité autrement qu'en les relevant.

D'autres enfin, voyant que les institutions parlementaires es

LES LOIS SOCIALES.

18

sayées vainement en France à diverses reprises, ont donné cependant de longues années de prospérité à l'Angleterre, pensent que là est encore notre salut, et qu'il faut essayer, une fois de plus, d'acclimater chez nous ces institutions.

Toutes ces personnes, avec des vues si différentes, s'accordent pour réclamer une nouvelle constitution, ou au moins de nouvelles lois politiques.

Le grand nombre des lois de cette nature essayées depuis cinquante ans, et qui n'ont aucunement réussi à nous donner une tranquillité durable, ne doit-il pas nous inspirer de la défiance sur l'efficacité du remède? Notre défiance, bien légitime après avoir vu successivement tomber tous les partis, car tous ont eu leur tour, notre défiance, dis-je, doit nous porter à laisser de côté l'étude des constitutions et des lois organiques, et à reprendre le problème de plus loin. Avant de choisir le remède, il conviendrait d'étudier le mal, de voir comment il atteint la société. La prospérité ou la décadence de la société est un effet des causes agissant sur les individus. C'est l'étude de ces causes qui doit, à mon avis, nous donner les plus utiles enseignements.

Je me suis efforcé dans les pages qui précèdent d'en pénétrer quelques-unes, un bien petit nombre il est vrai, mais d'autres iront peut-être plus loin; d'ailleurs, des quelques conclusions théoriques auxquelles je suis arrivé, on pourrait, si elles se trouvent justes, tirer déjà bien des conclusions pratiques : ce n'est point ma tâche, elle appartient plutôt à ceux aux mains desquels sont, ou peuvent être, les rênes du gouvernement.

Si j'ai pu faire voir que certaines doctrines d'économie politique, véritablement officielles, enseignées partout comme au-dessus de toute contestation, sont absolument fausses; que d'un autre côté les sentiments religieux, mis systématiquement par nos hommes politiques en dehors de leurs études, restent toujours la véritable sauvegarde de la société ; que les assemblées politiques, quels que soient les mérites de leurs membres, sont des

[blocks in formation]

êtres de création humaine, des mécanismes, très utiles sans doute, mais irresponsables par leur essence même, et incapables des qualités qu'on s'obstine à leur demander... de ces diverses propositions, les hommes d'État ne tireront-ils aucune conséquence? Je le laisse à leur sagacité.

dexes

1

« PreviousContinue »