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blée des sénateurs donnait une forme officielle, une existence légale à ces desseins, mais ils préexistaient, et il faut bien se garder de croire que chez un peuple quelconque et à aucune époque, une assemblée constituée simplement par une réunion d'hommes intelligents, puisse jouer le rôle que le sénat a joué à Rome.

Une assemblée nombreuse prise isolément est par essence un pouvoir désordonné. L'entraînement y doit amener au bout de peu d'années la confusion. Mais dans un état politique ou d'autres forces assurent la stabilité, elle peut exercer une heureuse influence. Son contrôle est le plus efficace de tous, la discussion éclaire les questions les plus diverses; enfin, et c'est un point important, non seulement un grand nombre de théoriciens et de savants politiques sont satisfaits d'avoir un « Parlement, » qui est pour eux une institution nécessaire, mais encore le vulgaire en est satisfait, parce qu'il lui attribue beaucoup plus de vertus qu'il n'en a et n'en peut avoir. Si ce préjugé, rendu plus fort en notre temps qu'en aucun autre, par l'esprit d'égalité et peut-être de jalousie, aide à maintenir la paix sociale, il est tout indiqué au législateur de s'en servir.

CHAPITRE VI.

De l'exemple dans les réunions de gens grossiers. Leur extrême danger. Manifestations populaires dans les solennités publiques; leur valeur est nulle pour faire connaître les sentiments réels des individus. - Résumé de ce qui a été dit dans les chapitres précédents sur l'influence de l'exemple.

Les considérations des chapitres précédents s'appliquaient aux assemblées législatives, les premières dont l'image se présente à nous, quand il est question d'assemblée. Dans les petites assemblées qui se réunissent pour s'occuper d'intérêts locaux, l'effet de l'exemple est moins bien caractérisé, elles sont peu nombreuses, on n'y voit point cette solennité qui, dans un Parlement bien monté, grandit les moindres choses, et souvent les moindres personnes. Je n'en parlerai point; mais je voudrais dire encore quelques mots au sujet d'une autre sorte de réunions, des réunions populaires.

Il peut arriver que des gens sans instruction, se trouvent par hasard rassemblés et sans chefs, et croient nécessaire d'agir. Dans ces occasions, l'exaltation, et souvent la fureur, peuvent naître en quelques instants, et se montrent quelquefois de la manière la plus terrible. Nous nous rappelons ce malheureux propriétaire, de la Charente, je crois, brûlé vif en 1870 par des paysans rassemblés, qui étaient peut-être ses amis la veille. Quand des gens du peuple sont réunis, leur peu de culture les

expose à admettre avec crédulité des idées souvent extravagantes, et leur rudesse explique qu'ils puissent être entraînés aux résolutions les plus brutales. On dit en pareil cas, et surtout quand un fait révoltant s'est passé dans une ville: « La populace >> a fait ceci ou cela, et on croit nécessaire d'employer le mot « populace pour dire que c'est un choix parmi les mauvais, que ce » ne sont pas les premiers citoyens venus. Assurément les habitués des manifestations populaires ne sont point, parmi les ouvriers, les plus tranquilles pères de famille; mais la plupart de ceux-ci, s'ils étaient perdus au milieu d'une foule, seraient très facilement entraînés. Les hommes assez maîtres d'eux-mêmes pour s'isoler au milieu d'une agitation bruyante, et écouter sagement la voix du devoir comme celle du bon sens, de tels hommes, dis-je, peuvent se trouver dans toutes les classes de la société, mais ils sont rares partout. Rien dans la campagne ne ressemble à ce qu'on appelle la populace dans les villes, mais si d'honnêtes et braves laboureurs étaient réunis dans un champ, et qu'ils crussent avoir à se défendre eux-mêmes d'un grand danger, réel ou imaginaire, ils pourraient parfaitement s'échauffer comme les ouvriers des villes par leur contact mutuel, et se laisser entraîner aux mêmes désordres et aux mêmes insanités. Il n'est point d'absurdité qui, dans un moment d'effervescence, ne pût être acceptée par eux; il n'est point d'accusation si horrible et si invraisemblable contre moi, que je ne tremblerais de voir porter devant eux.

Grâce à Dieu, ces sortes de réunions sont rares. Toutes les législations y mettent mille entraves, et elles n'ont pas tort. Aussi, sauf dans les époques de grands troubles, on n'en a guère vu en France.

En dehors des réunions populaires délibérantes, on voit souvent des foules s'amasser, sans concert préalable des individus, sans convocation précise, par le seul fait de la curiosité, soit qu'elles attendent un spectacle intéressant ou de grands événe

ments politiques, soit qu'une date déterminée ramène annuellement une fête publique. Tous les gouvernements ont cherché à profiter de ces occasions. Ils se sont proposé de faire servir à leurs intérêts cette faiblesse des hommes, et principalement des hommes peu cultivés, en présence des exemples qui frappent leur imagination, parce qu'ils frappent leurs sens. Les entrées solennelles des souverains dans leurs bonnes villes, les fêtes nationales dans les républiques, n'ont pas d'autre raison d'être. La foule acclame généralement les souverains; il suffit d'un bien petit nombre d'hommes enthousiastes pour que leur enthousiasme se communique, ou plutôt pour que des symptômes d'enthousiasme se manifestent dans toute la masse. Le bénéfice pour le gouvernement est en ce cas très réel, car les hommes les plus faibles dans la foule, ceux dont la raison a pris le moins de part aux démonstrations d'allégresse, ne se rendent pas compte de leur faiblesse et sont persuadés qu'ils ont agi de leur propre initiative. Ils se rangent donc d'eux-mêmes, à la suite d'une solennité de ce genre, parmi les chauds partisans du gouvernement acclamé par eux. Le soir de la fête, le gouvernement a plus de fidèles que le matin. C'est pour lui un bénéfice incontestable; malheureusement, tout n'est pas bénéfice, car le gouvernement qui a provoqué un grand concours de peuple afin de faire naître un enthousiasme, toujours fort superficiel, y est ordinairement le premier trompé. Il croit le lendemain encore à cet enthousiasme, quoique lui-même en ait fait naître les manifestations. Ainsi ferait un directeur de théâtre s'il croyait, après un chœur joyeux, que ses figurants nagent encore dans l'allégresse. Naturellement, quand les chefs de l'État se laissent ainsi tromper, et qu'ils accordent leur conduite avec leur erreur, ils font fausse route : ils devraient chercher à faire la part des sentiments réels d'affection, et celle de l'entraînement dû à l'excitation et à l'exemple. Mais s'ils s'en tiennent aux apparences et qu'ils ne fassent pas cette distinction, comme c'est l'ordinaire, s'ils croient trouver

dans l'amour du peuple un fondement solide pour leur autorité, ils seront cruellement détrompés.

A l'entrée de Louis XVIII à Paris en 1814, on vit un enthousiasme qui tenait du délire, à en croire tous les témoignages contemporains. On s'explique facilement l'enthousiasme des familles qui, outragées, dépouillées, décimées depuis tant d'années, attendaient du nouveau régime une réparation éclatante. Mais, si nombreuses qu'aient été les victimes de la Grande Révolution, ceux des spectateurs qui en 1814, à l'entrée des Bourbons, n'avaient le droit de compter sur aucune faveur du nouveau régime, étaient infiniment plus nombreux. La population entière se mit à l'unisson des fidèles dont l'enthousiasme était ardent et motivé, mais ce fut seulement par un effet d'entraînement, dont l'analogue peut se trouver dans l'histoire de tous les temps. Les hommes politiques de l'époque y furent trompés, et il fallut les événements du 20 mars 1815 et la rentrée sans opposition de Napoléon aux Tuileries, pour leur faire tristement voir combien la dynastie restaurée avait peu de racines dans les classes de la nation où les individus se comptent par millions.

Faut-il, pour expliquer les faits, dire que la France a changé d'opinion, et chercher la cause de ce revirement dans l'étude des actes du Gouvernement pendant la première Restauration? Fautil au contraire nier l'enthousiasme de 1814, et taxer d'exagération les témoins qui nous l'ont dépeint? Je n'entends point nier les conséquences possibles de tel ou tel fait historique, mais à mon sentiment, ce brusque changement dans les apparences peut être expliqué, sans recourir à l'examen des actes du Gouvernement. Il n'y a, depuis la Grande Révolution, aucune affection politique dans la masse des êtres humains qui habitent notre sol; par suite de cet état de neutralité, cette masse, sous l'influence de l'exemple, peut donner des marques d'enthousiasme en faveur des partis les plus opposés. Avengles ceux qui y croient reconnaître une force!

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