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M. Isambert ne fut pas un seul instant menacé ou inquiété, et d'ailleurs il y avait parmi les conservateurs présents, des hommes de caractère, dont la mémoire ne comporte pas le reproche d'un pareil manque de courage. Dira-t-on que leurs opinions sur les clubs se trouvaient modifiées par les circonstances? ce serait reculer seulement la difficulté, car il resterait à expliquer comment tant d'hommes qui avaient jusqu'au 24 février montré une horreur profonde des institutions de la Révolution, qui devaient montrer cette horreur tout le reste de leur existence, se trouvaient si amoureux des souvenirs de la Convention, à une époque où la crainte des émeutes faisait battre le rappel dans les rues tous les deux jours.

Le fait s'explique très simplement par l'état où se trouvait l'Assemblée. Elle venait d'être élue; un seul parti y était encore formé, c'était celui de la gauche avancée qui venait de triompher en février. Non seulement il avait le verbe haut, mais il était le seul à parler. Quand M. Isambert lut sa proposition, elle fut naturellement traitée d'insanité par ce parti, et des interruptions nombreuses en témoignent. Comme aucun autre parti n'avait son existence propre, comme on n'avait pas encore formé ce qu'on appelle les groupes parlementaires, les opinions individuelles ne trouvant d'exemple que d'un côté, se portèrent, en apparence au moins, de ce côté, et parurent par leur silence se confondre avec celles de la gauche extrême.

Du reste, un grand nombre de discours de cette époque, discours d'une exagération insensée, et qui paraissent avoir été très bien accueillis par l'auditoire, montrent que l'exaltation des orateurs était autorisée par un certain état des esprits commun à tous les auditeurs.

Le 28 mai, M. de Lamartine disait, aux applaudissements prolongés de l'Assemblée : « On disait autrefois que la victoire « n'était que du côté des gros bataillons: cela était vrai sous. « les gouvernements brutaux de la force... à dater de ce jour, la

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«victoire n'est plus du côté des gros bataillous, la victoire est « du côté de la justice, de la faiblesse (!), du côté du droit im<< prescriptible des nations.... Oui, citoyens, nous avons plus d'un << moyen (!) pour arriver à la reconstitution d'une nationalité polo<< naise. La monarchie de Louis XV a perdu par une lâcheté <«< la Pologne, la République la sauvera! » (Applaudissements unanimes et prolongés longtemps; la séance est suspendue, etc.)

Notez que ni le gouvernement, à commencer par M. de Lamartine, ni ses auditeurs pour la plupart, n'avaient l'intention de rien faire pour cette malheureuse Pologne, et qu'en réalité ils ne pouvaient rien faire.

Le 10 mai, l'Assemblée en séance nomme les cinq membres du Gouvernement qu'elle a constitué : Arago, Garnier-Pagès, Marie, Lamartine et Ledru Rollin. M. Wolowski, sans perdre une minute, les interpelle sur les affaires de Pologne. M. de Lamartine répond : « Le gouvernement, vous le voyez, n'est pas cons<< titué encore ; il n'a pas eu le temps de parcourir, de l'œil et de a la pensée, la carte du monde..... >>

Lamartine avait du reste la palme pour ces sortes d'hyperboles, que pendant trois mois, mais pas plus, l'auditoire couvrit de ses applaudissements. Dans la séance du 12 juin, où, répondant à l'accusation de faiblesse vis-à-vis des révolutionnaires, il prononça cette phrase fameuse, « j'ai conspiré comme le paratonnerre conspire avec la foudre... » Il ajouta : « Je méprise ces accusa«<tions, que dis-je, je m'en félicite! C'est la récompense historique << de tous les hommes qui, dans des circonstances plus grandes << qu'eux-mêmes, ont eu le bonheur, et quelquefois le malheur, de << rendre les plus immenses services à la société et à leur pays; « il manque quelque chose à la satisfaction de leur conscience... << tant que le sceau de la calomnie, de l'ingratitude et de l'injus«tice n'est pas posé sur les humbles services qu'ils ont rendus. >> (Bravos et acclamations presque unanimes.)

C'est un magnifique langage, mais que la conscience soit sa

LES LOIS SOCIALES.

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tisfaite par la calomnie, l'ingratitude et l'injustice, c'est bien, tranchons le mot, de l'absurdité. Combien d'autres discours auraient fait hausser les épaules à un auditeur de bon sens, qui eût été seul à les écouter face à face avec l'orateur! Le 6 mai par exemple, Lamartine se faisait applaudir en disant : « Il n'y a plus de faction possible dans une République où il n'y a plus de division entre les citoyens politiques et les citoyens non politiques. Or, à ce moment même, la France était partout en ébullition, la crainte suspendait toutes les transactions, et les émeutes se succédaient de mois en mois.

Assez de citations sur cette période. Lorsqu'à la distance où nous en sommes, nous lisons dans les comptes rendus officiels toutes ces phrases retentissantes, qu'on pourrait sans trop de sévérité qualifier de billevesées, il nous prend envie de dire: Comme celui-ci était exalté! Comme celui-là était insensé! Mais d'un autre côté, quand nous voyons ces discours applaudis par les hommes qui, dans le passé, représentaient nos opinions d'aujourd'hui ; quand nous nous rappelons avoir connu depuis, tel ou tel de ces exaltés, et l'avoir trouvé absolument fait comme nous, force est bien de nous dire : Quelle contagion pèse à certains moments sur les hommes, n'épargnant pour ainsi dire le bon sens de personne! Cette contagion, c'est l'exemple, qui dans une Assemblée nombreuse prend une puissance extrême. De cet enthousiasme pour les institutions républicaines, en apparence universel après la révolution de 1848, il ne restera que fort peu de chose au bout de quelques mois. Les individus auront eu alors le temps de se reconnaître, ils auront vu en se regardant attentivement les uns les autres, que tout le monde n'était pas convaincu de l'excellence des nouvelles idées; Lamartine deviendra dès lors de sublime, ridicule, sans avoir changé; des groupes d'opposition se formeront, et cette unanimité bizarre fera place à des divisions profondes dans l'Assemblée, correspondant aux divisions non moins profondes d'un pays où tant de gouvernements divers se sont succédé.

CHAPITRE V.

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Influence de l'exemple dans les assemblées politiques. Une assemblée n'est pas un être intelligent, c'est un arrangement de fabrication humaine. Il est injuste de lui demander certaines qualités de l'âme humaine. L'entraînement lui fait toujours dépasser le but. Une assemblée isolée de tout autre pouvoir doit amener le désordre; associée à d'autres pouvoirs, elle peut être un rouage utile du gouvernement.

Les chapitres précédents ont eu pour but de montrer l'influence de l'exemple dans les assemblées politiques. Je voudrais examiner dans celui-ci comment les décisions dues à cette influence agissent sur la société en général; mais au préalable, il est juste sans doute de nous demander quelle estime nous devons faire des décisions d'une assemblée.

Bien des gens considèrent les votes d'un Parlement, comme le langage d'un être intelligent en qui se résumeraient un grand nombre d'intelligences. Cette manière de voir est fort répandue en notre temps, et de là vient que, généralement, une assemblée a d'autant plus de poids sur l'opinion qu'elle est plus nombreuse. C'est à mon avis bien à tort, et je voudrais montrer par de très brèves considérations, d'abord que le grand nombre des membres d'une assemblée ne donne pas une valeur particulière à ses décisions, et ensuite que ces décisions ne doivent jamais être considérées comme les actes d'un être intelligent.

En ce qui regarde le nombre, je dirai, s'il m'est permis d'em

ployer le langage mathématique, ce n'est pas la somme qui décide, c'est la différence, car le premier dit oui, le second dit non, le troisième seul compte. Or, cette différence peut se réduire et se réduit en effet d'ordinaire à un assez petit nombre, même dans les assemblées les plus nombreuses. Figurez-vous, sur un navire, trente matelots aux barres d'un cabestan pour lever l'ancre. Imaginez maintenant que le sous-officier avec son coup de sifflet bref et impératif, est remplacé par un personnage qui tient aux matelots ce discours : « Messieurs, le salut du navire dépend « de vos efforts, je vous adjure de ne pas les épargner; mais << toutes les opinions sont libres, poussez donc dans le sens que « vous voudrez. » Naturellement la proportion des efforts dépensés en pure perte sera énorme, et, à vrai dire, le nombre des matelots importera fort peu. Voilà l'image d'un Parlement devant un acte à effectuer : qu'il compte 100 membres ou 500, ses décisions les plus importantes pourront être prises à la majorité d'une ou de deux voix, et en ce cas elles seront dues aux sentiments d'une ou de deux personnes. Ceci saute aux yeux; mais il est aussi certain, quoique moins évident, que parmi un grand nombre d'hommes réunis, un très petit nombre seulement par leurs opinions personnelles décident de celles des autres, nous l'avons vu précédemment. Ainsi l'opposition des sentiments d'une part, l'entraînement irréfléchi d'autre part, sont deux raisons toujours agissantes, qui défendent d'estimer les facultés d'une assemblée selon le nombre plus ou moins grand de ses membres.

Ceci dit, est-il légitime de considérer une assemblée quelconque comme un être intelligent? Je crois que, sans prendre parti pour ou contre aucune doctrine politique, on doit au nom de la logique le nier absolument. On me pardonnera de chercher à justifier mon dire.

Supposez deux hommes attachés l'un à l'autre, et qu'il vous plaise d'appeler cette réunion un couple. Ces deux hommes sont par hypothèse, très intelligents; pouvez-vous dire que ce couple

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