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de malheureux blessés français, qui en vain demandaient grâce. Les fuyards ne s'arrêtent qu'à deux lieues de là, et le calme n'avait cessé de régner dans la plaine à l'entour d'eux.

Voilà l'exemple! c'étaient des soldats pris dans la même armée, où leurs camarades avaient donné la veille tant de marques d'intrépidité. Faut-il plus s'étonner de cette lâcheté déraisonnable, que de l'intrépidité avec laquelle nos soldats s'élançaient, quelques heures auparavant, à l'assaut des positions ennemies? De pauvres diables qui se souciaient bien peu de l'équilibre européen, et qui n'avaient même pas caché leurs larmes en quittant la chaumière paternelle! On me dira que le courage des soldats tient au sentiment du devoir, à la persuasion qu'un ennemi résolument abordé a moins de temps pour lancer ses projectiles. Ces motifs doivent être admis dans une certaine mesure, mais ils ne suffiraient pas; l'histoire nous a montré cent fois qu'une réunion d'honnêtes gens pris dans la société civile, même avec de la bravoure, ne constituait pas une armée. Les institutions militaires sont coordonnées pour développer la force de l'exemple dans la troupe, et mettre cette force entre les mains des officiers. C'est elle qui donne à une troupe sa cohésion. Quand on sait s'en servir, une armée peut être composée de héros, pourvu que les officiers aient du courage et de la décision: grâce à Dieu, ce n'est pas le plus difficile à rencontrer.

J'ai dit ces quelques mots sur l'exemple dans l'armée, pour montrer quelle force il peut acquérir. Nulle part on ne peut mieux le voir, mais les événements militaires que l'on peut attribuer à cette influence, atteignent l'armée avant d'atteindre la société. La société en a seulement le contre-coup. Ce serait donc s'écarter un peu de notre sujet, que d'examiner avec détail les effets de l'exemple dans l'armée. Nous serions conduits de là, à étudier les effets de la force on de la faiblesse de l'armée sur la société qu'elle est appelée à défendre. Je laisse de côté ce trop vaste sujet de réflexions.

Je ne veux pas m'arrêter non plus sur les phénomènes dus à l'exemple, et qu'on peut observer dans les administrations. Là, comme ailleurs, ils sont compliqués par les effets de causes diverses, car jamais l'homme n'est sous l'influence d'une cause isolée; mais l'exemple me paraît exercer dans les administrations publiques, une action moins énergique qu'ailleurs. Les fonctionnaires civils ne sont pas tenus, comme les soldats, à cette soumission passive et silencieuse, par laquelle on s'habitue facilement à laisser les autres réfléchir et choisir pour soi. Dans la plupart des circonstances, ces fonctionnaires n'ont pas à prendre leurs décisions sans délai. Le temps leur reste donc pour la réflexion; ils peuvent choisir le personnage qu'il leur convient d'imiter; de plus, l'exemple ne frappe pas les regards, il n'est pas donné par une masse compacte d'hommes agissant comme un seul être, spectacle qui frappe l'imagination, non moins que les yeux; l'exemple parvient habituellement au fonctionnaire par la lecture d'un journal, par le bruit public, et ne peut l'impressionner aussi vivement.

Je ne fais donc mention des fonctionnaires administratifs que pour mémoire, et je passe à une autre catégorie de personnes sur lesquelles l'exemple est presque aussi puissant que sur les soldats je veux parler des hommes réunis en assemblées.

CHAPITRE III.

Les hommes qui composent les assemblées politiques sont moins que d'autres à l'abri de l'influence de l'exemple. - Faiblesse de notre raison en face des spectacles qui frappent vivement nos regards.

La tenue même des membres d'une Assemblée en séance prouve qu'ils sont sous l'influence d'une force extérieure. Les cris, les gestes des membres d'une Assemblée sont une nécessité parlementaire. Il faut y voir un moyen reconnu efficace d'entraîner la masse. — Différents effets de l'exemple: 1° dans les questions politiques; 2° dans les questions d'affaires.

De l'exemple dans les assemblées.

Pour limiter le sujet de cette étude, examinons une de ces assemblées que nous voyons de très près fonctionner à côté de nous : une assemblée politique française, élue par le suffrage universel.

Les membres de ces assemblées, au premier abord, semblent être dans de bonnes conditions pour échapper à l'influence de l'exemple. Ce ne sont pas en effet les premiers venus, tous ont de l'instruction et en acquièrent chaque jour par l'exercice de leurs fonctions, puis le plus grand nombre d'entre eux a l'expérience que donne la quarantaine; enfin, les décisions parlementaires s'élaborent par le passage à travers de longues formalités; chacun a donc le temps de la réflexion.

J'accorde sans peine certaines précieuses qualités, aux personnages appelés à prendre place dans nos grandes assemblées politiques. Leur instruction les met incontestablement fort au-dessus du vulgaire ; mais ici l'instruction n'est pas le principal, c'est le jugement et surtout le caractère. La catégorie des citoyens instruits parmi lesquels sont pris les députés, a-t-elle plus de jugement que le reste de la nation? Rien à priori ne me paraît le prouver. Quant au caractère, il faudrait, ce me semble, être bien optimiste pour le croire garanti par un triomphe électoral. Tout porte au contraire à supposer chez les élus de faibles caractères, car cette faiblesse même est une condition habituelle de succès dans la carrière parlementaire. L'électeur, comme tout homme qui doit se choisir un maître, aime à le prendre peu impérieux, docile même s'il le trouve. Ensuite tant de démarches, tant de déclarations, conseillées ou imposées au candidat, risquent fort de trop grandir à ses yeux le mérite des concessions; aussi, tout bien pesé, je me refuse à considérer les députés comme plus forts que d'autres, par leur jugement ou par leur caractère, pour résister à l'exemple.

Les qualités individuelles étant mises de côté, trouverait-on dans les circonstances extérieures, dans la lentenr de la procédure, dans le nombre des formalités ou la pompe de la délibération, des garanties sérieuses contre l'entraînement? Je n'ai pas besoin sans doute, d'insister sur le peu d'efficacité des moyens matériels, s'il s'agit de forcer les gens à faire travailler leur intelligence et leur volonté. D'ailleurs ce qui a été dit, ici même, sur la manière dont pouvaient s'élaborer les lois, doit apprendre qu'il ne faut pas trop compter sur les effets réels des sages et minutieuses précautions d'un règlement parlementaire. Bien loin de considérer les députés comme placés à l'abri des effets de l'exemple, je les considère comme vivant dans des conditions où il est particulièrement difficile de lui résister, où les gens les plus sages et les plus fermes ont une peine extrême

à puiser en eux-mêmes les motifs de leurs déterminations. D'abord, en dehors de la salle des délibérations, leur vie est si occupée par de menues affaires, qu'ils n'ont, pour ainsi dire, jamais le temps de réfléchir; ensuite, aussitôt qu'ils sont réunis en séance, leur raison est tellement assaillie par le dehors, qu'elle perd une grande partie de sa liberté. Il faut remarquer en effet, combien notre raison même est sensible aux impressions que nous recevons par nos sens. Quand une idée nous est présentée, accompagnée d'un spectacle d'une certaine ampleur, il semble qu'elle s'impose. Je ne sais comment les philosophes peuvent expliquer cette faiblesse de la nature humaine, mais elle est bien certaine ; ainsi l'opinion de cent mille ou d'un million de personnes, lue dans les journaux ou apprise par le bruit public, nous touche à peine, mais si nous nous trouvons au milieu de cent personnes affirmant à haute voix cette opinion, nous sommes pénétrés jusqu'au fond de nous-mêmes.

Dans toutes les grandes assemblées politiques, l'expression des opinions diverses est accompagnée par des actes matériels qui frappent vivement nos organes. Avec les discours on entend les applaudissements ou les huées, on voit une agitation plus ou moins vive, qui donne lieu quelquefois à des scènes dramatiques. Dans un pareil milieu, l'exemple exerce une influence immense, au préjudice du raisonnement.

Les anciens Grecs paraissent l'avoir bien compris, s'il est vrai qu'à Athènes, certain tribunal jugeât dans l'obscurité; mais ce ne sont pas les yeux seulement qu'il faudrait exclure, ce sont aussi les oreilles, si on voulait que les sens ne dominassent point la raison. Nous sommes même, je crois, plus entraînés par les éclats de voix et les cris, que par les gestes, quels qu'ils puis

sent être.

Je me rappelle être allé un jour, vers la fin de l'Empire, dans une réunion populaire. Les orateurs démagogiques se succédaient à la tribune, entassant les phrases solennelles, débitant avec

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