Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

Influence de l'exemple sur les hommes publics. - Sur les militaires : il acquiert une immense puissance qu'on s'efforce de tourner pour le bien; sur les administrateurs : il a relativement peu d'importance.

A tout âge, en toute situation, les hommes sont sollicités par l'exemple d'autrui, et entraînés par lui, tantôt au bien, tantôt au mal. Les effets divers de cet entraînement pourraient être étudiés par un moraliste; mais dans ce vaste sujet faisons une distinction, et laissons d'abord de côté les occasions où il se manifeste dans la conduite privée des citoyens.

Ce n'est pas, assurément, que cette conduite privée soit indifférente à la société, loin de là! Comme nous l'avons déjà vu, les vices des individus la désorganisent, et la peuvent faire périr bien plus sûrement que la violence et la convoitise d'un peuple voisin. Mais si l'oisiveté, par exemple, se répand par contagion, c'est en réalité ce vice qui constitue le mal dont souffre la société; et si on désirait faire des réflexions sur ce sujet, il conviendrait de les placer dans un chapitre consacré aux effets de l'oisiveté. Je me bornerai donc à examiner ici les cas particuliers où l'influence de l'exemple se fait sentir sur les personnes employées au service de la chose publique; encore, envisagerai-je seulement parmi les actes de ces personnes, ceux qui constituent ce service lui-même.

Dans le titre de ce chapitre, j'ai écrit le mot « hommes publics. Cette expression ne comprend, dans son acception ordinaire, que des hommes attachés à des fonctions plus ou moins

importantes, et exclut les humbles personnages, comme les soldats ou les instituteurs; mais on me permettra de lui donner un sens plus étendu. La logique, ce me semble, ne s'y oppose pas, et je l'emploie ici, faute de mieux, pour désigner tous ceux qui sont employés au service du public.

Dans les divers groupes de personnes qui constituent l'organisme de toute société civilisée, tels que l'armée, la magistrature, l'administration, chacune de ces personnes se trouve en présence de certains exemples, auxquels elle est plus particulièrement sensible, ce sont les exemples des camarades ou collègues. Plus nous nous trouvons de ressemblance avec un individu, plus son exemple nous entraîne. Un enfant voit travailler ses maîtres, trop souvent il ne lui vient aucune idée de les imiter; mais s'il voit travailler un autre enfant à côté de lui, plus ou moins inconnu d'ailleurs, comme il en rencontre sur les bancs du collège, il sera bien plus disposé à se donner aussi de la peine. De même, l'exemple d'un soldat est plus puissant sur un autre soldat que celui d'un civil. Il en est ainsi dans toutes les professions; ces sortes d'exemples, qu'on pourrait appeler les exemples professionnels, agissent puissamment sur l'homme public, et pour plusieurs raisons.

D'abord, il débute toujours dans un état d'inexpérience, car l'éducation n'est guère donnée en vue d'une carrière déterminée, au moins dans notre état social; il sent donc pendant longtemps le besoin d'observer ce que font ses voisins; il cherche ainsi à compenser l'ignorance professionnelle par l'imitation de ceux, qui plus anciens dans la carrière, sont présumés savoir mieux s'y diriger. L'imitation est presque une nécessité pour le fonctionnaire nouveau, comme elle l'est à d'autres égards pour l'enfant. Si l'instabilité du gouvernement, ou la nature des institutions, ne laisse pas les employés publics longtemps dans les mêmes fonctions, ils seront, pour un très grand nombre, nouveaux, et par suite fortement exposés à la contagion.

En second lieu, comme en bien des circonstances le devoir se présente au fonctionnaire d'une manière plus ou moins incertaine, il est naturellement porté à chercher en autrui la lumière qu'il ne trouve pas en lui. Avec les intentions les plus droites et le caractère le plus ferme, il a souvent de la peine à distinguer le bien du mal, car le catéchisme ne prévoit pas les difficultés de la politique. Le catéchisme! Comment croirait-on, si nous n'en étions les témoins, que des hommes d'État puissent le dédaigner, et veuillent le remplacer par leurs propres leçons? Comme si, sans lui, l'incertitude ne régnerait point parmi les hommes sur les devoirs de la vie privée, comme elle règne universellement parmi eux sur les devoirs politiques, malgré toutes les chartes et toutes les constitutions! Mais, passons! la suite de cette réflexion me mènerait trop loin, et je veux seulement dire ici, que dans les groupes de personnes dont je parle, le devoir étant incertain, l'exemple a plus de prise.

Je ne me propose point de passer en revue toutes les catégories de personnes employées au service du public, je choisirai seulement, pour en faire l'objet de quelques réflexions, l'armée, les administrations et les assemblées.

C'est dans les rangs d'une troupe armée que le phénomène dont je parle doit se présenter avec le plus d'évidence. Les individus occupent dans le rang une place qui n'est pas de leur choix, ils ne peuvent pas se concerter, la soudaineté des résolutions est commandée par la profession même, enfin l'habitude d'obéir sans discussion ôte à l'individu celle de chercher, avant d'agir, dans le propre fonds de ses réflexions, la direction de ses mouvements. Toutes ces raisons augmentent l'influence de l'exemple; mais une autre force vient agir à côté de celle-là, c'est la discipline. Par elle, l'instinct d'imitation sera tourné en héroïsme. Singulier effet des institutions militaires et de la puissance de l'habitude! A force de faire faire toute espèce de mouvements du corps aux soldats groupés dans la cour de la caserne, de leur faire

lever le bras à la fois, tourner la tête à la fois, reculer à la fois, avancer à la fois, par un si bref commandement, qu'il ne laisse aucun temps à l'hésitation, on obtient ce résultat, que la parole du chef prend une puissance absolue sur les hommes réunis. Au jour du combat, il pourra s'en servir pour obtenir d'eux les plus douloureux sacrifices. A ce moment, quel que soit le danger, quel que soit le trouble environnant, il suffira que la voix de l'officier puisse atteindre l'oreille des soldats, pour que ce lien insaisissable maintienne fermement la troupe. Chaque homme restera comme son voisin, à son poste, au milieu du fracas de la fusillade, devant la mort frappant partout autour de lui.

Mais ce lien vient-il à manquer, le trouble d'une déroute vientil isoler les soldats des chefs dont ils connaissent la voix, l'instinct d'imitation sans aucune direction sera seul à agir; alors des milliers d'hommes accumulés confusément, ne seront pas une armée, mais un véritable troupeau de moutons, où les mouvements les plus désordonnés, les plus irraisonnés, les plus insensés même, se produiront. Des centaines d'hommes se précipiteront du haut de rochers à pic, ou se jetteront dans un fleuve infranchissable, devant un ennemi souvent fort inférieur en nombre, et qui, en tout cas, n'eût pu leur faire un pire sort.

Le lendemain de la bataille de Solférino, un long convoi d'artillerie s'allongeait sur la grande route, qui conduisait de Castiglione aux campements de nos troupes victorieuses. Les collines qui dominaient la route étaient couronnées par nos uniformes, brillant sous un soleil radieux ; l'ennemi, absolument défait, avait fui devant nous; nulle crainte ne troublait l'armée. Tout d'un coup, un trouble se manifeste, sans un coup de fusil, sans une raison connue. Quelques hommes tournent bride, le mouvement se communique comme par une traînée de poudre, hommes et sous-officiers se précipitent, abondonnant leurs voitures, coupant les traits pour s'échapper plus vite. On les vit culbuter dans le fossé des charrettes qui obstruaient le passage, charrettes remplies

« PreviousContinue »