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ceptionnel, que dans toute cette partie de l'Asie on ignore le mot même de cruauté, que les mœurs, les lois et la religion sont d'accord pour justifier ces horreurs. La Chine fournirait, comme on sait, l'occasion de faire des réflexions analogues.

Ainsi ces peuples ne prennent pas pour vice ce que nous appelons cruauté. Leur morale ne le condamne pas; assurément ce n'est pas la même que la nôtre. Il n'y a donc pas de morale universelle, si on entend par cette expression une doctrine sur le bien et le mal, acceptée par toutes les nations. D'où l'on peut logiquement conclure, que si la morale prétendue indépendante, prônée aujourd'hui, est identique à la morale chrétienne, c'est qu'elle est née en France, sur un sol chrétien depuis quinze siècles.

Deux arguments, souvent jetés dans la discussion pour justifier la théorie de la morale indépendante, sont tirés de certains exemples. On se plaît à citer des hommes qui allient la vertu à l'irréligion, tandis que d'autres allient le vice à la dévotion.

Si on rencontre parfois un individu à la fois vertueux et sceptique, faut-il conclure de suite que la morale n'a point la religion pour origine? Cette alliance, dûment constatée, suffirait-elle à démontrer que l'idée de vertu est indépendante de l'idée de Dieu ? Pour le soutenir avec quelque apparence de raison, il faudrait prouver que la religion n'est point intervenue, même indirectement, à l'époque où se formait le caractère dont nous parlons; il faudrait prouver que la semence de cette vertu, dont nous voyons l'épanouissement dans l'homme fait, n'a pas été jetée dans l'âme de l'enfant par une mère ou une aïeule chrétienne. J'attends qu'on me montre des familles, connues comme vertueuses, où l'irréligion se transmette avec la vertu de génération en génération; car les individus isolés ne prouvent rien en pareille matière, il faudrait au moins des familles. Il en existe peut-être comme cas singulier, quant à moi, je n'en ai pas rencontré; mes observations personnelles m'ont presque toujours

fait voir, dans le monde des champs, comme dans celui des salons, les vertus morales intimement associées à des principes religieux, et quand j'ai rencontré l'exception d'un homme très vertueux, mais sceptique, j'ai toujours pu m'expliquer par les sentiments chrétiens du milieu où il avait été élevé, la présence de la vertu là où, logiquement, elle ne doit pas être.

La seconde objection, à savoir, que l'on a vu mainte fois des dévots d'une immoralité avérée, à la fin du seizième siècle par exemple, n'est pas de grande importance. Je conviens, si l'on vent, que la fréquentation des églises ne suffit pas à elle seule pour témoigner de la vertu des gens; à certaines époques, on a vu des hommes très corrompus suivre régulièrement toutes les processions, un cierge à la main; mais cette anomalie, de gens qui observent certaines prescriptions d'un culte sans conformer leur conduite quotidienne aux doctrines de ce culte, pourrait être beaucoup plus fréquente encore qu'elle ne l'est ou l'a été, sans rien prouver contre la religion. Si l'assistance aux cérémonies religieuses, quand elle est affaire de mode, ne suffit pas à rendre l'homme vertueux, s'ensuit-il qu'elle ne soit utile à personne? On peut, à la vérité, entendre bien des sermons sans devenir parfait, mais qui osera dire que personne n'est rendu meilleur par le tableau des vertus chrétiennes, par l'exhortation incessamment répetée d'y conformer sa conduite? La vie de l'homme est une lutte continuelle entre le bien, peu attrayant, que l'âme conseille cependant, et le mal, très attrayant, mais que l'âme repousse. Dans cette lutte, tous les hommes sont des vaincus, mais la résistance se montre plus ou moins forte. Vous portez vos regards sur ceux dont vous constatez la faiblesse et les vices, mais n'en auriez-vous pas bien plus à constater, si le christianisme, dont les pratiques sont toujours accompagnées d'un enseignement moral, n'encourageait pas constamment les fidèles à la vertu, d'une voix retentissante et trop souvent importune?

Ainsi donc, en résumé, la conformité entre certaine morale, prétendue indépendante, et la morale évangélique, prouve manifestement que la première n'est qu'une contrefaçon de la seconde ; et les cas particuliers où l'on rencontre, soit la morale sans religion, soit l'apparence de religion sans morale, ne peuvent infirmer cette proposition. Si donc la morale est utile (et ce point n'est pas contesté), la religion, qui en est le principe même, est à plus forte raison utile.

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CHAPITRE V.

On voudrait pouvoir prendre sur le fait la religion quand elle agit sur les hommes, mais il faudrait pour y arriver pénétrer la conscience même. L'histoire et la statistique sont de nul secours, il ne reste qu'à s'en rapporter à sa propre conscience et à sa propre expérience. — Pourquoi l'expérience ne conduit pas tout le monde aux mêmes conclusions que l'auteur. Politiques, littérateurs, sont souvent incapables d'apprécier chez les autres des sentiments qui leur sont étrangers. On peut cependant affirmer que la religion joue un grand rôle dans l'éducation de l'enfant, et que, plus tard, elle préserve un grand nombre de personnes de vices que ni les lois ni l'opinion publique n'atteignent; enfin, que son influence est tout à fait manifeste dans l'existence des fondations charitables et indispensable à leur prospérité.

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J'ai essayé de montrer dans le chapitre précédent l'union étroite de la morale à la religion. Je voudrais aller plus loin et montrer sur les individus, comment la religion agit sur ceux qui sont dociles à ses enseignements, les pousse au bien, les détourne du mal; comment ce n'est pas une morale vague, un instinct, une habitude, mais une croyance raisonnée en Dieu, qui inspire les bonnes résolutions d'une quantité d'honnêtes gens. Je voudrais les compter, montrer qu'il s'en rencontre dans tous les rangs de la société, à l'insu sans doute de nos hommes d'État; malheureusement, cette preuve directe de l'utilité de la religion est

au-dessus de mes efforts, il faudrait voir à nu les consciences, je dois me reconnaître impuissant.

Interrogera-t-on l'histoire? L'histoire ne pénètre qu'avec incertitude les pensées intimes des hommes, elle en est réduite à des conjectures sur les motifs réels de leurs actions ; d'ailleurs, de combien peu d'hommes s'occupe-t-elle ? Le Français le plus instruit, connaît-il les noms de deux ou trois cents Français du siècle dernier? Qu'est-ce par rapport à la population du pays et surtout par rapport à l'humanité? Qui sait d'ailleurs si ce n'est pas sur les familles placées en dehors des orages de la politique, et par suite des investigations de l'histoire, que l'influence de la religion se fait le mieux sentir? Les intéressantes publications faites dans ces dernières années, de « Livres de raison, » tendent à le faire croire. Ces documents où se découvrent les sentiments intimes de quelques respectables familles des dix-septième et dix-huitième siècles, proviennent en grande partie de la bourgeoisie de province. On trouverait assurément dans ces recherches. la confirmation la plus précise des idées que je défends ici en ce moment, elles ont cependant, jusqu'ici au moins, peu d'influence sur les idées de notre temps; si grand que soit le nombre des exemples cités, ils ont pu être taxés d'exceptionnels, en envisageant l'ensemble de la société au milieu de laquelle ils s'étaient produits.

Interrogera-t-on une science qui porte ses investigations sur la foule des individus obscurs, la statistique? La statistique ne recule pas devant bien des problèmes, à mon avis insolubles, elle ne se hasarderait pas cependant ici. Histoire et statistique sont pareillement impuissantes pour nous montrer à découvert l'action de la religion sur les âmes dans les sociétés. Il ne me reste donc à alléguer que mon expérience, le fruit de mon âge et de mon commerce avec l'humanité. Je sens combien cette preuve paraîtra faible à ceux qui ne partagent pas mes croyances; que de gens ont mon âge ou plus, et soutiennent une autre doctrine!

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