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par lui, qu'on n'en a demandé à la plupart de nos gouvernants. Ce que je dis de nos gouvernants n'est pas une allusion à telle ou telle personne appartenant au parti qui règne aujourd'hui : quand j'aurai tourné la page, un autre parti régnera peut-être, et ma réflexion ne sera probablement pas moins vraie. Depuis une quinzaine d'années, l'instabilité du gouvernement a été telle, que, successivement, tous les partis se sont trouvés maîtres du pouvoir tous ont agi de même, comme si l'intelligence, avec ce qu'on appelle pompeusement l'instruction, c'est-à-dire ce qui s'apprend dans les livres, suffisait à tout. En d'autres siècles, en d'autres pays, l'expérience a son prix, chez nous elle n'en a plus. On ne recherche, on n'estime que ce genre de connaissances qui brille dans un examen. Celles-ci cependant ne la peuvent remplacer partout, et ne la peuvent surtout remplacer dans les sciences philosophiques.

L'histoire et l'expérience, l'expérience plus que l'histoire, voilà donc en résumé les moyens de résoudre, si c'est possible, le problème que nous nous sommes posé. Je n'en vois pas d'autres ; assurément, de tels moyens ne nous permettront d'arriver à aucune conclusion qui ait le genre de certitude d'une démonstration mathématique, ou même d'une preuve scientifique. Ce doit être, je le crains, une cause de défaveur pour ce genre de recherches; notre génération acquiert chaque année tant de connaissances nouvelles sur la matière, connaissances précises, utiles à mille objets et dont la justesse se démontre par des raisonnements rigoureux, qu'elle voudrait en tout des démonstrations de même nature; elle s'indigne ou montre son dédain quand on ne les lui donne pas; c'est oublier que certains sujets ne les comportent pas. Il en est ainsi des lois qui régissent l'homme moral, comme de celles qui régissent les sociétés ; mais l'impossibilité de démontrer ces lois par des méthodes rigoureuses n'infirme pas leur existence, ne diminue pas leur importance : elle ne prouve que notre faiblesse.

CHAPITRE III.

Digression sur la valeur du mot « société, » et sur les caractères auxquels on peut reconnaître qu'un acte émane d'une société.

Le mot société a été, bien des fois déjà, employé dans les pages précédentes; comme il est fort usité, il n'a certainement pas arrêté le lecteur. Il reste cependant pour moi dans un certain vague ; j'ai quelques doutes sur les occasions où l'on a le droit de l'employer; aussi ce terme devant revenir sans cesse dans cet ouvrage, le scrupule me décide à m'interrompre un instant et à consacrer le présent chapitre à une courte digression sur ce sujet. Ces réflexions s'appliqueraient également à des expressions analogues, souvent équivalentes, telles que nation, peuple, etc.

Un souverain déclare la guerre à un autre souverain; aussitôt deux armées se mettent en mouvement, les campagnes sont ravagées, les villes sont incendiées, les hommes périssent par milliers en est-ce assez pour pouvoir dire que deux sociétés se font la guerre? Ne devrait-on pas dire seulement que deux hommes se combattent? En quoi se résume une société? et d'abord, une société peut-elle se résumer en quelque chose? Peut-on dire que la volonté de son gouvernement est la volonté de la société, ou faut-il, au contraire, l'opinion expresse d'un grand nombre de citoyens, et de certains citoyens? Quand de grands événements doivent leur origine à la volonté d'un seul homme, l'historien met très souvent en scène, non seulement l'homme, mais la nation entière; est-il dans son droit? On nous raconte par exemple, que les Perses, cinq siècles avant Jésus

LES LOIS SOCIALES.

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Christ, tentèrent de conquérir la Grèce ; personne ne s'est jamais préoccupé de savoir, avant d'écrire les Perses, si Xerxès avait au préalable demandé l'opinion de ses sujets, et s'il avait ensuite conformé sa conduite à leur avis.

L'historien a raison; quand des hommes, par suite de vieilles traditions, ou d'un raisonnement quelconque, ou de leur apathie, ou de leur instinct de hiérarchie, se trouvent dans un état social tel, qu'un seul homme mette tout en branle, il y a là un fait matériel, sujet sans doute à diverses appréciations, mais qui s'impose. Il faut trouver dans la langue des expressions, si on veut en parler. Or, dire dans ce cas, que le peuple a agi, est une expression raisonnable; car si cinq cent mille hommes se lèvent, sur la parole d'un seul d'entre eux, pour aller se faire tuer, il est impossible de ne voir que l'ordre donné par un homme; ce serait oublier un fait au moins aussi important, le consentement donné par cinq cent mille hommes au sacrifice de leur vie, consentement qu'un homme seul n'aurait pu évidemment extorquer par la force.

Du reste, il n'y a probablement point d'état d'une constitution tellement absolue, qu'un seul homme puisse substituer sa volonté à celle de tous. En Turquie, pays où les institutions et les mœurs donnent au souverain le pouvoir le plus étendu, celui-ci ne fait pas toujours ce qu'il veut chez lui; on en trouverait la preuve assurément, dans l'histoire des derniers sultans. Dans la Russie, autre pays à constitution autocratique, l'empereur Alexandre fut, il y a peu d'années, contraint par la pression de ses sujets, à faire à la Turquie une guerre dont il ne se souciait, dit-on, nullement. Ainsi dans les pays les plus autocratiques, les volontés de la foule peuvent peser beaucoup sur les décisions du souverain, et cette considération justifie, dans une certaine mesure, ceux qui appellent actes de la nation, les actes de ce souverain.

J'ajoute que, si on prétendait séparer le peuple de son gou

vernement et dire : « Le gouvernement, il est vrai, a fait telle <«< entreprise, mais le peuple, le vrai peuple n'y était pour rien..., >> toutes les histoires seraient à refaire, et je ne sais comment; jamais historien ne pourrait parler de ce qu'aurait fait un peuple, car jamais il ne trouverait un acte en vue duquel tous les individus de ce peuple, hommes et femmes, auraient été dûment consultés ; puis quand même ils l'auraient été, il lui faudrait encore prouver que l'acte accompli était exactement conforme à leur volonté.

A défaut de l'unanimité des individus d'une société, unanimité qui constituerait évidemment la volonté de cette société, mais qui ne peut jamais se rencontrer, on peut se rejeter sur la majorité d'une réunion de citoyens. Cette réunion serait la << représentation nationale. » Plus cette réunion serait nombreuse, plus on approcherait de la vérité. C'est la théorie démocratique de notre temps; ceux qui en sont les défenseurs, yeulent que des millions d'hommes soient consultés pour la solution des difficultés diverses du gouvernement. A leur dire, ce. grand nombre est nécessaire pour constituer le peuple; quand, dans un pays, un nombre d'hommes inférieur à celui de leur théorie, sont appelés à voter, ils disent : Le peuple n'est pas consulté. Ont-ils raison?

Je serais amené, en entrant sur ce terrain, à poser cette question fort souvent discutée : Comment se manifeste le plus sûrement la volonté nationale? Que de paroles véhémentes à ce sujet ont ébranlé les murs du Palais Bourbon, ceux du Luxembourg et bien d'autres! Autrefois, en France, il y a deux cents ans, c'était fort simple : le roi parlait, c'était son peuple qui parlait par sa bouche; personne au moins n'en doutait. Aujourd'hui, c'est extrêmement compliqué; voyez en effet les débats sur une loi électorale: il faut, disent les uns, interroger les citoyens groupés par département, voilà la vérité. — Nullement, répliquent les autres, c'est le mensonge! Il faut les interroger

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groupés par arrondissement... Il est indubitable que la France partagée en morceaux carrés, n'aurait pas la même volonté que partagée en morceaux triangulaires. Laquelle de ces deux volontés est la bonne?

J'avoue que je n'en sais rien ; mais pour sortir de ces difficultés, car il faut bien donner aux mots dont nous nous servons une signification déterminée, - une société sera personnifiée pour nous dans ceux qui la font agir, nombreux ou peu nombreux. Je ne vois pas d'autre issue.

Ce qui précède suppose l'accord, au moins l'absence de désaccord, entre la foule et ses chefs; mais l'embarras s'accroît quand dans la société il y a tiraillement; quand les gouvernants veulent une chose, mais que les gouvernés n'obéissent pas. Pour être conséquent, je me décide à appeler « volonté de la société » la volonté des plus forts. Par suite, quand, une insurrection éclatant, la police aura eu le dernier mot, je devrai dire que la société, un instant ébranlée, s'est raffermie; quand, au contraire, l'émeute aura chassé les hommes chargés du gouvernement, que la police aura été battue, je devrai dire que la société s'est débarrassée d'une institution qui la gênait dans sa transformation.

Je n'ignore pas que cette manière de parler est assez peu philosophique, mais comment faire mieux ? Comment distinguer, autrement que par le succès, où est la volonté véritablement nationale? D'ailleurs, c'est conforme au langage universellement admis et au style historique.

Le langage est de sa nature un instrument imparfait; il faut cependant s'en servir tel qu'il est, mais, en prenant les mots dans leur acception usuelle, ne point perdre de vue que les idées dont ils sont la traduction sont souvent elles-mêmes extrêmement vagues et confuses.

dexes

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