Page images
PDF
EPUB

CHAPITRE II.

Côté politique de la doctrine chrétienne; préceptes contenus dans l'Évangile. Il ne commande que l'obéissance. - Pourquoi cependant, a-t-il été fréquemment persécuté au nom de la raison d'État? Les lois humaines se proposent le bonheur d'une société; la religion se propose le bonheur de l'individu; par là elle ne s'accorde pas avec les conceptions de l'homme d'État. Les lois humaines ont toujours sacrifié certains individus aux nécessités sociales. La religion, faite pour l'individu, ne sacrifie personne. Cette universalité a fait sa force dans tous les temps. Aujourd'hui, en France, la femme est mise à l'écart par des législateurs irréligieux, abaissée, au nom d'un prétendu progrès, par une classe d'écrivains irréligieux aussi. Peutêtre est-ce la raison pour laquelle elle paraît particulièrement attachée à la religion.

[ocr errors]

Le sentiment religieux exerce, et a toujours exercé, une influence considérable sur les sociétés, nous venons de le voir; il reste à examiner de plus près l'étendue de cette influence et sa nature. Ce sujet comporterait des développements très étendus; je me bornerai à indiquer quelques idées, en m'arrêtant de préférence à celles que suggèrent les faits dont nous sommes les témoins.

Examinons d'abord le côté politique de la doctrine chrétienne. L'Évangile ne contient aucune doctrine politique : ni le gouvernement républicain, ni le gouvernement monarchique, ni

LES LOIS SOCIALES.

11

l'aristocratie, ni la démocratie, en un mot, aucun des systèmes. politiques, dont le nom seul passionne si vivement les peuples depuis les temps les plus reculés de l'histoire; aucun, dis-je, de ces systèmes, ne trouve dans l'Évangile un point d'appui, à

l'exclusion des autres.

Cependant, tout homme appartient à une société ; comment se conduira-t-il vis-à-vis d'elle? Le fameux Redde Cæsari quod est Cæsaris est la seule réponse, réponse que saint Paul dans son Épître aux Romains, saint Pierre dans son épître I, confirment de la manière la plus simple et la plus précise, sans faire, l'un ou l'autre, la moindre allusion à une espèce particulière de gou

vernement.

Le seul précepte de l'Évangile, en ce qui concerne la politique, est donc d'obéir aux chefs établis. Les gouvernements, quels qu'ils soient, devraient, ce semble, aimer et soutenir une religion dont la doctrine est si favorable à leur autorité; cependant, parmi toutes les religions, aucune n'a été plus que la religion chrétienne en butte à leurs persécutions; l'histoire est là pour le prouver. On doit s'en étonner au premier abord; il faut, pour s'expliquer cette anomalie, chercher les points où la religion chrétienne est en désaccord avec les lois humaines; on se propose de le faire dans ce qui va suivre.

Pour commencer, remarquons dans le christianisme un trait caractéristique, qui le distingue de tous les codes : il paraît fait pour des individus et point pour une société humaine, c'est pour l'individu même, pour son propre bien, qu'il lui est ordonné d'agir. Les législateurs, au contraire, ont toujours eu pour idéal une nation prospère. Sans doute ils diffèrent entre eux sur les moyens, car les uns ont vu cette prospérité dans le développement de l'industrie, d'autres dans la puissance militaire... Mais tous ont agi en vue d'une société. Aucune parole de l'Évangile ne paraît répondre à de semblables préoccupations; nulle part il n'est question des avantages de l'industrie ou de la force des

armées. Et même, si on se reporte, non pas aux obligations imposées à tout chrétien, mais aux conseils donnés à ceux qui aspirent à la perfection, on trouvera de ces conseils, sur lesquels maint politique a prononcé, qu'ils faisaient obstacle à la prospérité sociale. Ainsi le célibat est loué au-dessus de l'état de mariage, le mépris des richesses est enseigné, ainsi que la patience vis-à-vis des outrages. Tout cela ne s'accorde guère avec les théories des Solon ou des Lycurgue, non plus qu'avec celles des Montesquieu ou des constituants de 1789. Le contraste même est assez frappant pour que tous les écrivains hostiles au christianisme, et il s'en est trouvé à bien des époques, l'aient constaté, et aient cru trouver dans cette constatation un argument contre le christianisme.

Cependant, et cela soit dit en passant, le christianisme, tout en paraissant laisser en dehors de son action les intérêts sociaux, n'a évidemment pas privé les peuples qui l'ont embrassé des qualités nécessaires à leur force, car il est hors de contestation que les nations chrétiennes sont aujourd'hui les plus puissantes

sur toute la terre.

En examinant de près ce reproche, adressé souvent à la doctrine évangélique, de négliger l'intérêt général pour celui des individus, je le trouve contraire à la raison; car enfin, si une doctrine peut rendre les individus heureux, que rêvera-t-on de mieux? Je ne vois pas comment une réunion d'hommes heureux, pourrait former des sociétés malheureuses; je vois au contraire trop bien comment un individu peut être malheureux, au milien d'une société prospère.

Non seulement cette différence entre le christianisme et les législations humaines en général, ne doit pas lui être reprochée, mais il y faut voir une des principales causes pour lesquelles il s'est heureusement implanté d'une manière inébranlable dans le monde. Portons en effet nos regards sur les périodes historiques les plus éloignées les unes des autres, toujours nous y verrons

des hommes, en grand nombre, sacrifiés par les institutions et les mœurs, aux intérêts sociaux, tels qu'ils sont alors compris ; au contraire la loi chrétienne, faite pour le bonheur de l'individu, n'a pas égard à des nécessités sociales, que chaque époque d'ailleurs juge différemment; ses promesses ont par suite un caractère d'universalité que nulle institution humaine n'a pu prétendre donner aux siennes.

:

Dans l'antiquité, les législateurs ont mis en dehors de leurs préoccupations, tout d'abord, plus de la moitié de la population. Un mot a suffi pour leur servir à eux-mêmes d'excuse c'étaient des « esclaves. » Ils ont vu là un bétail, plus précieux peut-être que les autres, mais enfin un bétail qui ne fait point partie de la société; les sages d'alors n'avaient aucun compte à tenir de leurs douleurs et de leurs peines. Le reste, au moins, jouira-t-il du bonheur promis à la société ? C'est trop demander encore. Dans un état social dont l'existence même repose sur la force, dont la puissance guerrière est la seule garantie contre une conquête impitoyable et les horreurs de l'esclavage, la loi ne veut rien faire pour ceux qui sont faibles; toutes ses faveurs sont pour le combattant robuste; la destinée de la femme, celle de l'enfant sont d'être opprimés et de souffrir presque à l'égal de l'esclave. Bien petit donc est le nombre de ceux que l'homme d'État antique appelle à s'asseoir au festin, à jouir de la liberté et de la prospérité sociales! Quel écho dut trouver dans ce monde désolé, la parole étrange, adressée à l'esclave sordide comme au proconsul, qui y retentit il y a dix-huit siècles: Venite ad me OMNES qui laboratis et onerati estis et ego reficiam vos !

Le christianisme plante la croix en Europe, l'esclavage disparaît peu à peu, la femme est relevée de sa séculaire abjection, sa faiblesse est protégée par les mœurs nouvelles : voilà le nouvel ordre de choses dans lequel doit se mouvoir l'homme d'État au moyen âge; quel sera son idéal politique? Des guerriers courageux et puissants dans les châteaux, des paysans laborieux

et soumis dans les chaumières. Sans doute il y a fort loin des uns aux autres, et si on envisage la distribution des biens matériels, les parts sont singulièrement différentes. L'équité cependant n'est pas officiellement bannie de ce monde, où les institutions consacrent et perpétuent les inégalités sociales. Si les jouissances terrestres sont le lot de quelques privilégiés, ce n'est pas que, dans la philosophie du moyen âge, les autres soient sacrifiés; non! Les places sont différentes ici-bas, mais devant Dieu tous les hommes sont égaux, et cette idée, universellement admise, domine toute l'époque. On admet que la société doit trouver sa force dans la hiérarchie, et que celle-ci se soutient seulement par l'inégalité héréditaire des conditions; mais dans les idées du temps, qu'importe au fond cette inégalité, puisque le vrai bonheur ne réside pas dans les biens terrestres? Il n'est pas refusé à l'un pour être donné à l'autre; chacun peut l'obtenir de la bonté infinie d'un Dieu qui ne le refuse pas ici-bas à la plus humble condition : le pauvre, soumis et résigné, cultivera la terre et servira ses maîtres; le seigneur, toujours armé, toujours sur pied, veillera pour le défendre, et donnera sa vie quand il faudra.

Voilà l'idéal du temps : la justice dominant les inégalités nécessaires ici-bas, et le bonheur pour tout individu dans sa condition même. Hélas! ce n'est qu'un idéal : trop souvent ce n'est pas la justice, mais la brutalité qui paraît régner. Trop. souvent le pauvre sans défense est pillé, maltraité, déshonoré. Quelle serait la profondeur de son malheur, qui le sauverait du désespoir dans ces époques troublées, s'il n'avait de recours qu'aux institutions humaines? Mais la religion lui parle à chaque instant, à lui misérable et désarmé; c'est pour lui comme pour les grands de la terre que des églises se sont élevées au milieu des chaumières, c'est pour lui que se dresse une croix au détour du sentier : il y voit l'espérance qui luit par delà ses maux, le châtiment éternel qui menace ses oppresseurs. Cette infinie multitude dont chacun est menacé par la violence, a

« PreviousContinue »