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CHAPITRE IX.

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L'intérêt personnel chez l'individu. Son influence par l'individu sur la société. Mélange de bien et de mal.

Les chapitres précédents ont été consacrés à des personnages divers, remplissant tous des fonctions politiques : quand j'ai parlé des simples citoyens, je ne voyais en eux que des électeurs ; mais après avoir parlé des électeurs en fonction, après avoir parlé des députés leurs mandataires directs, puis des fonctionnaires, il reste à envisager cette foule immense de gens qui vont, viennent, s'occupent de la manière la plus diverse. Sans doute l'intérêt personnel anime une grande partie de cette foule que, de ma fenêtre, je vois marcher d'un pas précipité de l'aube jusqu'à la nuit, hommes, femmes, enfants, tous les âges et toutes les conditions.

Quelles que soient leurs affaires, quelles que soient leurs espérances, la société profite-t-elle de cette énergie individuelle, de cette hâte avec laquelle chacun poursuit son propre profit?

Ici je rentre sur le terrain spécial aux économistes. Admettraije avec eux que les hommes, classés en producteurs et consommateurs, agissent dans l'intérêt de tous, quand ils agissent dans leur intérêt personnel?

Il est vrai qui veut acheter, cherche partout le meilleur produit et stimule ainsi le producteur; d'un autre côté, qui veut vendre, cherche à perfectionner sa marchandise, pour en trouver plus facilement acheteur; ainsi leurs efforts à l'un et à l'autre,

contribuent à améliorer la marchandise, et cette amélioration bénéficie au vendeur qui s'enrichit, et à la société entière qui en profite. Puisque ces efforts dérivent de l'intérêt personnel de l'acheteur et du vendeur, il est juste d'en rapporter le mérite au sentiment même de l'intérêt personnel.

C'est dans cet ordre de faits que l'économiste se rapproche le plus de la vérité, mais encore là, a-t-il tort de poser une règle absolue. Il ne voit pas, ou il ne veut pas voir, que l'intérêt personnel du fabricant réclame une seule chose : c'est un acheteur. Si cet acheteur vient à la boutique, persuadé de la bonté de la marchandise, l'intérêt du fabricant est absolument satisfait; il ne lui importe pas que ce résultat soit obtenu par l'excellence de sa fabrication, ou par les annonces des journaux. A cela let théoricien répond, que l'acheteur perd bientôt l'illusion faite par de fallacieuses promesses, et qu'il s'éloigne pour toujours des mauvais producteurs. Ce n'est point là un argument commercial! Peu importe qu'on s'éloigne un jour, si d'ici là la fortune est faite. Or est-il contestable que, dans tous les dans tous les temps, y a en des richesses acquises par des procédés d'une délicatesse douteuse? Certainement, il est bien des fortunes lentement édifiées par le travail, l'intelligence et la scrupuleuse honnêteté. Mais si jamais la statistique entreprenait de compter les mensonges, je ne sais si dans l'histoire de bien des fortunes elle n'en trouverait pas à noter, et si elle voulait ensuite mettre en présence les unes des autres, les fortunes absolument pures d'un côté, et celles qui ne le sont pas d'un autre, je suis persuadé que les exemples de fortunes rapidement acquises, les plus séduisants pour la foule, seraient surtout du côté le moins honnête.

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On ne peut donc affirmer d'une manière absolue que l'intérêt du fabricant soit celui du public pour lequel il travaille. Étre utile est de son intérêt, je l'accorde, mais tromper ne l'est pas moins.

D'ailleurs, quand même on pourrait prouver au vendeur qu'il

a intérêt, matériellement parlant, à ne pas tromper,- j'aurais bien de la peine à le prouver à un maquignon! - mais enfin, quand même par des raisonnements irréfutables, on arriverait à faire cette démonstration, il ne s'ensuivrait pas que le vendeur poussé par son intérêt, conformerait sa conduite à la démonstration, car l'intérêt immédiat pèse bien plus sur nos résolutions que l'intérêt éloigné. Quand il faut sacrifier un billet de mille francs qui est à la portée de la main, à une richesse plus grande peut-être, mais indéterminée et lointaine, combien d'hommes préfèrent le présent! De ce qu'ils renoncent à l'avenir, conclurat-on que l'intérêt n'a point de prise sur eux? Ce serait contraire au bon sens, car l'expérience de tous les jours nous montre les hommes d'autant moins disposés à travailler pour le bien-être de leur vieillesse, qu'ils convoitent plus ardemment des jouissances matérielles. Ainsi tous les raisonnements du monde, fussent-ils irréfutables, et ils ne le sont pas, n'empêcheront pas des fabricants, s'ils écoutent uniquement la voix de l'intérêt, de chercher cet intérêt dans un gain immédiat, fût-ce aux dépens du public.

Je viens de parler des fabrications et des ventes, mais sont-ce là les seuls cas où l'intérêt personnel joue son rôle dans l'humanité? Pourquoi l'économiste passe-t-il généralement sous silence les autres manifestations de ce sentiment? Un ouvrier sort du cabaret, il rentre, en chantant et titubant, au logis où femme et enfants grelottent de froid et de misère. L'ivrognerie est un fléau pour la société, nous sommes à cet égard tous d'accord; où chercher la cause de ce fléau? Quel motif a poussé cet homme à se griser, sinon son amour pour sa propre personne, et la certitude, basée sur une longue expérience, qu'en buvant un certain nombre de verres, il éprouverait une douce et agréable jouissance. J'entends les économistes s'écrier: « Mais ce n'est pas là <«<l'intérêt personnel! c'est une ignoble et dégradante passion, << l'intérêt personnel ordonne tout au contraire la sobrieté, ou

« du moins la tempérance... » — Les ivrognes raisonnent peu, mais s'ils raisonnaient, ils auraient un bien bon argument. « Quand je suis ivre, dit l'ivrogne, je suis plus heureux qu'un « roi (vraiment c'est très possible!) Ne vaut-il pas mieux me << donner tous les jours un bonheur certain, que de me réserver « pour un avenir dont je ne suis pas sûr de pouvoir jouir? » Ce raisonnement me paraît irréfutable, et je tiens pour battus tous les économistes du monde, s'ils ne veulent faire appel qu'à l'intérêt matériel de l'individu.

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Voilà pour la gourmandise, mais si nous parlions d'un autre péché capital, de la luxure par exemple, ne trouverions-nous pas qu'elle aussi naît chez l'homme d'un ardent désir des jouissances matérielles, en d'autres termes, qu'elle est fille du principe égoïste? Or personne ne contestera, je pense, que l'immoralité soit un fléau des sociétés à l'égal de l'ivrognerie.

En définitive, sans contester certains bons effets du principe égoïste sur les industriels et les acheteurs en général, il faut voir que de lui dérivent aussi toutes sortes de vices, et que ces vices, en avilissant les individus, détruisent peu à peu les sociétés où ils se répandent. Une société de gredins, fussent-ils d'une activité sans pareille pour rechercher leur intérêt individuel, serait au bout de fort peu de temps, dans un tel état de désorganisation, qu'elle se dissoudrait dans le désordre.

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Je conclus les efforts des individus ne concourent pas au bien de la société, s'ils ne sont inspirés par certains principes moraux, et l'intérêt personnel ne suffit pas.

Laissons là enfin l'intérêt personnel, et proposons-nous d'étudier l'influence des idées; pour commencer nous parlerons au prochain chapitre de l'influence des idées religieuses.

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