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serait-ce pas le moment d'y courir, pour faire une démarche décisive et solliciter un poste plus élevé? Ne faut-il pas arriver le premier, pour l'enlever le jour même où il va être vacant? Nul horizon de grandeurs n'est assez vaste, pour que leur regard n'en atteigne la limite. N'est-ce point, en effet, parmi eux qu'on est venu prendre tant de préfets, tant de députés, tant de ministres? Ne peut-on monter plus haut encore? Chez ces hommes, le désir est toujours allumé, la préoccupation de l'intérêt personnel toujours agissante.

La troisième catégorie dont j'ai parlé, et dont l'état militaire pourrait offrir un type, comprend des hommes dont l'existence normale se passe en une sorte de voyage à travers de nombreux grades de plus en plus élevés. Que ces hommes soient constamment sollicités par leur désir d'avancer, c'est à quoi il faut s'attendre je n'ai pas à insister sur la place que tient cette préoccupation dans les pensées habituelles des officiers; mais il serait fort injuste de leur reprocher l'ambition, comme on a le droit de la reprocher aux parvenus de la politique dont nous parlions tout à l'heure ; dans la profession militaire, l'ambition fait pour ainsi dire partie des qualités de l'emploi, elle est réglementaire, les institutions mêmes, à tort ou à raison, la rendent légitime. Quand par des concours, des examens, des inspections, on stimule sans cesse l'amour-propre de l'aspirant ou du fonctionnaire, qu'on l'exerce à la lutte, il faut bien s'attendre à voir s'éveiller en lui l'ambition; ne nous étonnons donc pas de la rencontrer fréquemment dans l'armée.

Nous venons de passer rapidement en revue certaines catégories de fonctionnaires, et d'indiquer l'influence des lois ou des usages politiques sur l'ardeur de leur ambition. Cette influence ne paraît guère contestable; mais si, au lieu d'envisager les institutions qui agissent sur les fonctionnaires dans leur carrière,、 on examine les institutions auxquelles ils ont dû se soumettre pour y entrer, on trouvera que ces dernières ont aussi une très

grande influence, trop peu remarquée peut-être. Je me propose donc d'insister sur ce dernier point, pour mettre en lumière, s'il se pent, ce que le public, à mon avis, laisse trop volontiers dans l'ombre.

On paraît croire que les institutions qui réglementent l'accès aux diverses carrières, suffrage populaire, examens d'admission, concours publics, ont pour unique résultat de faire prévaloir les meilleurs parmi les candidats en présence; mais elles ont un premier effet, celui de faire naître les candidatures entre lesquelles la sélection s'effectuera. Un exemple emprunté à la carrière politique, dont l'accès est ouvert par le suffrage populaire, va le montrer clairement.

Je parle du suffrage populaire : on ne le trouve pas encore, il est vrai, à l'entrée des fonctions administratives, mais comme un parti, chaque jour plus puissant parmi nous, le réclame pour la nomination à divers emplois, il est permis de chercher, dès maintenant, à juger par les élections actuelles, des résultats probables de cette réforme. Or, un des résultats inévitables de toutes les institutions électorales, facile d'ailleurs à constater chez nous, est de détacher de la foule un groupe de personnes extrêmement peu nombreux, dont le caractère s'adapte aux institutions et aux mœurs électorales, et hors duquel le suffrage ne peut se porter. C'est là ce qui n'attire pas assez l'attention. Dans un arrondissement de vingt mille électeurs appelés à choisir un député, quatre ou cinq candidats au plus, représentent toutes les opinions qui se disputent la victoire. Il y a donc au moment du vote une première sélection déjà effectuée, et par laquelle dixneuf mille neuf cent quatre-vingt-quinze éligibles ont été écartés. Cette première sélection est de grande conséquence, car il peut parfaitement se faire que ses défauts ne puissent aucunement être réparés par l'élection proprement dite. Je suis, quant à moi, fort porté à croire que ce premier choix est celui dont l'influence est la plus grande sur la valeur propre de l'assemblée

élue; les circonstances dans lesquelles il s'effectue déterminent, non pas les opinions, mais le caractère des élus.

Nous avons vu en 1871, une Assemblée nommée sans que le vote pût être précédé d'une lutte : aussi un grand nombre de députés ont été pris parmi des personnes qui n'auraient jamais pu, non seulement être des élus, mais même être des candidats, sous un régime de lutte publique électorale. Je ne fais aucune allusion, bien entendu, à leurs opinions politiques, car ceux dont je parle appartenaient à des opinions fort diverses; je dis seulement que leur caractère suffisait à les exclure de la liste des candidats. J'en ai connu beaucoup, hommes de bon sens et de bon conseil, comme il serait à souhaiter qu'il y en eût un grand nombre dans les assemblées du pays, ne faisant aucun bruit, mais soucieux de leurs devoirs, absolument désintéressés et non moins indépendants. Ces députés étaient, par plusieurs de leurs bonnes qualités mêmes, inaptes à entrer dans l'arène électorale telle qu'elle est en temps ordinaire. Ils ont disparu avec l'Assemblée Nationale de la scène politique, et d'autres hommes ont été candidats pour représenter la même opinion. Un candidat n'est donc pas seulement l'homme d'une opinion libérale ou antilibérale, il est l'homme d'un métier, du métier de candidat, et il peut parfaitement se faire qu'un très petit nombre de personnes puissent remplir cette seconde condition; d'où l'exclusion de toutes celles dont le caractère ne se prête pas à ce genre d'épreuves, quelles que soient d'ailleurs leurs opinions et leur nombre dans la société.

Si le suffrage était appelé à nommer des administrateurs, un résultat semblable se produirait évidemment. Les concours d'admission, en général, ne sont pas exempts de cet inconvénient et donnent lieu de faire des réflexions analogues.

On en a établi, il y a quelques années, pour donner accès dans la magistrature. J'ai beaucoup entendu parler, pendant que j'¿tais député, de perfectionner et de généraliser l'institution. Je

ne sais si les candidats répondent ou répondront à ce que l'on attend d'eux, et je laisse volontiers prononcer ceux qui sont bien placés pour faire une comparaison. Mais il ne faudrait pas que la vue des avantages présents obtenus, s'il est de tels avantages, fit fermer les yeux sur certains inconvénients plus lointains. Les concours avec des épreuves difficiles, n'élimineront pas seulement ceux qui ne peuvent pas, ils écarteront aussi ceux qui ne veulent pas, et si cette répugnance pour la lutte peut être souvent attribuée à la paresse, elle peut cependant aussi bien provenir d'une certaine modestie, de l'absence de désirs, des qualités, en un mot, propres aux caractères pacifiques et philosophes. S'il est très contestable que les concours amènent aux premières places les plus grandes intelligences, il est absolument incontestable qu'ils font appel à l'ambition : une noble ambition! je le veux bien, mais l'absence d'ambition n'auraitelle point son mérite et son utilité pour certains emplois dans la société?

D'après ce qui précède, on peut s'en prendre aux institutions, si les fonctionnaires de certains états sont pour la plupart des ambitieux. En général, plus elles restreignent l'importance des conditions difficiles ou impossibles à acquérir par des efforts personnels, fortune, éducation, position de famille, ancienneté, plus augmentent les désirs d'avancement parmi les fonctionnaires. S'il en est ainsi, les états aristocratiques ou ceux dont les charges sont vénales, doivent compter un beaucoup plus grand nombre de fonctionnaires peu ambitieux. Notre histoire est, ce me semble, d'accord avec cette théorie : je ne veux faire aucune comparaison des mérites de l'ancienne magistrature française à charges vénales, et de la magistrature contemporaine, on peut dire cependant sans crainte de démenti, que les magistrats actuels ont beaucoup plus le désir de l'avancement que ne l'avaient la plupart de leurs prédécesseurs.

En résumé, les fonctionnaires ont des désirs et des convoitises

comme tous les autres hommes, beaucoup plus en certaines catégories qu'en d'autres, mais chez tous l'objet principal du désir est l'avancement. Il nous reste à voir l'effet de ce désir sur la société.

Si on s'en rapporte à certains économistes, l'égoïsme, ou pour cacher ce vilain mot sous un certain euphémisme, le principe égoïste inspire à l'homme des actes dont la société entière bénéficie; en d'autres termes, l'intérêt particulier s'accorde avec l'intérêt général. Cette doctrine a le mérite incontestable d'être très consolante; a-t-elle celui d'être juste en ce qui regarde les fonctionnaires? leur intérêt est-il généralement le même que celui du public?

Si les désirs du fonctionnaire se résument dans celui d'avancer, nous pourrons transformer un peu notre question, et nous demander si les fonctionnaires qui désirent vivement avancer, sont ceux qui rendent à la société les plus grands services.

Il faut croire que telle est l'opinion admise par nos contemporains, car dans toutes les carrières publiques, on paraît encourager les désirs de ceux qui aspirent à s'élever; on cherche à mettre à profit leur ambition, comme avec les écoliers on met à profit l'émulation. Le raisonnement sur lequel s'appuie ce système est très naturel : « Quand les agents du gouvernement, « dit-on, désireront vivement des faveurs, ils feront des efforts << pour les mériter ; ils travailleront avec persévérance, tâcheront « de faire briller leur intelligence dans la solution des difficultés « qui se présenteront, ils rempliront enfin leur devoir profes<«<sionnel avec un zèle animé par l'espoir d'une juste récom«pense. >>

Dans nos institutions militaires, par exemple, tout est conçu dans cet esprit les plus hautes récompenses miroitent devant les yeux du plus humble soldat; bientôt, dit-on, des concours et des examens décideront seuls de l'avancement. Un système tout opposé consisterait à augmenter l'importance de l'ancienneté, à séparer, comme en Allemagne la carrière du sous

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