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ser de postérité, le patron hérite de lui. Il faut bien croire que dans une societé où règnent de telles institutions, le vote de l'homme du peuple ne s'écartera guère de la direction donnée par le patricien, mais une précaution légale viendra encore diminuer la puissance de ce vote. Par le mode de votation, dit « des Centuries, employé dans les principales occasions où le peuple est consulté, tous les prolétaires réunis de la cité n'auront qu'une voix sur 193. Ainsi, on consulte bien tous les citoyens sans exception, mais les votes sont classés de telle manière que celui du prolétaire ne vaut pas la millième partie de celui de tel ou tel riche patricien. Le principe est sauf : Tout citoyen vote; mais c'est bien à peu près la même chose, sauf l'honneur, que s'il ne votait pas.

Ainsi à Rome l'élection par le peuple n'est pas la véritable source du pouvoir. Derrière cette multitude convoquée dans les comices et interrogée solennellement sur la conduite du gouvernement, il existe une petite élite qui, par l'influence religieuse, par le patronage, par la richesse, dispose en réalité des votes. Cette élite, tout le monde le sait, se résume dans le Sénat, institution oligarchique, héréditaire en fait, dont l'influence a perpetué la tradition et l'autorité chez les Romains, pendant les grands siècles de leur histoire. Ne nous étonnons donc pas si le résultat est si différent de celui que nous venons de voir en Grèce. Tandis que les chefs de la démocratie athénienne, les vrais élus de la population, sont d'obscurs personnages qu'elle couvre de son mépris et de ses sarcasmes, les chefs du peuple romain, imposés à ses votes, représentants traditionnels d'une aristocratie financière et héréditaire, restent toujours l'objet d'un respect religieux, ne cessent d'être pour lui des personnages d'un caractère sacré.

En résumé, pour ne parler que d'Athènes et de Rome, nous voyons dans la première de ces villes, une activité intellectuelle qui produit sans cesse des écrivains de toute sorte : les novateurs

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abondent; des penseurs cherchent la sagesse, leur nom même de philosophes assigne ce but à leurs efforts. S'ils se combattent habituellement les uns les autres, ils s'accordent cependant sur un point, c'est que les efforts de l'homme doivent être faits en vue de lui-même l'un lui conseillera la vertu, l'autre le plaisir sensuel, un autre la science, tous ne lui donneront leurs conseils qu'en vue de lui-même. L'examen des institutions politiques de ce peuple nous montre la législation d'accord avec les doctrines régnantes comme principe, l'égalité des individus, en d'autres termes la souveraineté populaire, des électeurs égaux entre eux, agissant isolément, et, selon toute apparence, n'obéissant qu'à leurs intérêts et à leurs passions. Rien n'est héréditaire, aucun obstacle ne se rencontre dans les traditions politiques il suffit que le peuple change d'avis, pour que, dans l'Assemblée populaire, toute loi gênante soit immédiatement rapportée. Le résultat de cette intervention constante des électeurs est une inconstance extrême, les résolutions les plus violentes, les changements d'avis les plus prompts, des magistrats ne siégeant que quelques mois, sans caractère et sans autorité, pour dénouement une conquête qui ne coûte presque pas d'effort au vain

queur.

A Rome au contraire, il n'y a point de philosophes, on ne demande pas la sagesse à la puissance du raisonnement, elle consiste simplement dans le respect de la tradition, mos majorum. Personne ne semble se poser la question de savoir si cette tradition est conforme ou non à la raison; aussi le bonheur de l'individu, le premier but assigné aux efforts humains par la philosophie grecque, n'est point proposé à la jeunesse ; on lui prêche au contraire le mépris des jouissances, l'indifférence devant les souffrances et la mort. Dans la vie habituelle, l'individu est enserré par mille liens de religion et de hiérarchie sociale, il ne s'appartient pas; des usages pour lesquels on lai a inculqué un religieux respect, interviennent dans toutes les circons

tances de sa vie, qu'il soit au Forum ou à son foyer. Pour trouver un point d'appui en dehors des intérêts individuels, et empêcher à tout prix ceux-ci de prévaloir, le peuple entier s'assujettit à ne jamais sortir des traditions, fussent-elles bizarres jusqu'à l'absurdité et manifestement gênantes. Cette bizarrerie ne devait point échapper à tous les contemporains, autant que nous pouvons le croire; mais les sages voyaient sans doute dans la perpétuité d'un ensemble de traditions un bien plus grand avantage pour la nation, qu'ils ne voyaient d'inconvénients dans l'étrangeté ou l'incommodité de quelque pratique superstitieuse. Ces traditions ont pour interprètes religieusement écoutés, un petit nombre de familles, dont les prérogatives se transmettent héréditairement, et qui détiennent en fait presque toute la puissance publique.

Il serait donc contraire à la vérité de considérer le gouvernement de Rome comme reposant sur l'élection, et dirigé par le libre jugement de la majorité des citoyens. En fait, malgré la solennité et la fréquence des votes, l'hérédité et la richesse ont exercé une influence prépondérante, et il est, je crois, bien permis de leur attribuer plutôt qu'au suffrage, l'esprit de suite, la constance dans les vues, la ténacité, qui distinguent pendant plusieurs siècles le gouvernement du Sénat, et ont fait la grandeur de la république.

En définitive, comme on le voit par cette rapide comparaison, rien ne permet de supposer que l'intérêt personnel guidât mieux les citoyens de l'antiquité, qu'il ne guide les citoyens du dix-neuvième siècle.

CHAPITRE VIII.

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L'intérêt personnel chez le fonctionnaire. — Catégories de fonctionnaires soumises à cette étude : Carrières obscures de bureaux (employés des finances). Carrières brillantes, toutes grandes ouvertes aux intrigants (préfets). Carrières à hautes espérances, avec avancement réglementé (militaires). — Le désir d'avancer existe dans toutes ces catégories, mais fort inégalement. Selon l'opinion commune, ce désir est louable, car l'ambition inspire le zèle pour le public et commande l'obéisCe n'est point la vérité : l'ambition intelligente n'est nullement zélée pour le public; l'obéissance qu'elle inspire est servile et funeste, surtout dans une démocratie : elle ne produit que des flatteurs.

sance.

On a cherché dans les chapitres précédents, à déterminer les effets du principe égoïste sur certaines parties de la société. Le plus puissant des pouvoirs publics étant le groupe des électeurs, il était juste de commencer par lui. De là j'ai dû passer aux représentants choisis par l'électeur, car si celui-ci est le premier des pouvoirs publics, son mandataire vient immédiatement ensuite nous avons pris pour type de ce mandataire le député, et étudié sur lui l'effet du principe égoïste. Il reste un troisième ordre de personnes qui participent au gouvernement de la société ; leur pouvoir dérive sans doute de l'électeur, comme celui du député, mais c'est de plus loin. La condition des fonctionnaires, car c'est d'eux que je veux parler, leur permet souvent

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