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CHAPITRE VII.

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L'intérêt personnel chez les électeurs dans l'antiquité. — A Athènes... Les circonstances sont favorables. L'intérêt personnel a plus de prise que chez nous sur les citoyens, ils connaissent mieux les affaires publiques. La législation fait appel à cet intérêt; quel est le résultat? Le désordre. - A Rome... L'individu est enserré par mille liens, par les usages et par les institutions; nul philosophe pour lui parler de son bonheur; la gloire est dans le mépris des jouissances. -L'élection n'est qu'une apparence, car l'individu ne s'appartient pas. L'hérédité et la richesse sont les véritables principes du gouvernement; ainsi peut s'expliquer sa stabilité.

Dans les chapitres précédents, nous avons examiné l'effet produit par l'intérêt personnel, d'une part sur ceux des électeurs mus par ce sentiment, d'autre part sur les élus. La conclusion a été que l'intérêt personnel agissait aujourd'hui en France sur un nombre assez restreint d'électeurs, et plutôt sur ceux des grandes villes, mais qu'au contraire il agissait puissamment sur les élus ; que dans tous les cas ses effets étaient funestes, qu'il était pour la societé une cause de désorganisation.

ver,

J'ai pris des exemples là où il m'était le plus facile d'en trouc'est-à-dire à côté de moi; mais le choix même de ces exemples, où sont présentés des faits particuliers, spéciaux à notre époque et aux circonstances politiques de ces dernières années, m'expose au reproche de ne rien dire de nature à être généralisé,

et il resterait à chercher si l'intérêt personnel produit constamment de semblables effets. Jetons donc un coup d'œil sur d'autres sociétés, pour voir s'il agit ou s'il a agi ailleurs autrement, si enfin on est en droit d'établir cette règle générale : L'intérêt personnel porte les électeurs à mal choisir leurs mandataires, et les mandataires à négliger les affaires de ceux qui les ont choisis. L'élection a été dans un grand nombre de societés antiques le principe fondamental des institutions politiques. Il en a été ainsi notamment chez les Grecs et chez les Romains. La comparaison de notre époque avec la leur offre d'autant plus d'intérêt pour nous, que l'histoire de ce passé reculé a exercé une très grande influence sur les doctrines modernes. Les générations des seizième, dix-septième et dix-huitième siècles ont été nourries de l'histoire de l'antiquité, et très vraisemblablement, les exemples tirés de cette histoire, - avec plus ou moins d'exactitude, — ont beaucoup contribué à former les idées qui ont fini par prévaloir. Incontestablement, on leur doit attribuer en grande partie cette explosion d'enthousiasme, qui s'est manifestée si vivement à la fin du siècle dernier pour les institutions démocratiques, et à la suite de laquelle l'élection a été considérée comme le meilleur, sinon comme le seul raisonnable, de tous les principes de gouvernement. Les ouvriers des faubourgs de Paris, en 1793, nommaient leurs enfants Brutus ou Mucius Scévola; ils ne faisaient par là que payer une dette aux grands hommes de l'antiquité, car c'est aux exemples fournis par l'histoire de ces grands hommes qu'ils devaient leurs nouveaux droits politiques. Aujourd'hui, sans doute, on chercherait vainement de jeunes Brutus ou de jeunes Scévolas parmi les enfants de cette même classe de la societé où les anarchistes et collectivistes remplacent les sans-culottes, si enthousiastes il y a 90 ans des Spartiates et des Romains; mais cette ingratitude ne doit pas nous faire oublier la grande place prise dans nos idées et nos institutions actuelles, par les traditions de la Grèce et de Rome.

Jetons donc un coup d'oeil sur les événements dont il y a deux mille ans les rivages de la Méditerranée étaient le théâtre, et proposons-nous de rechercher brièvement si l'intérêt personnel, sentiment si naturel à l'homme qu'assurément il existait autrefois comme il existe aujourd'hui, produisait alors dans les élections des effets analogues à ses effets actuels.

Le peuple de l'antiquité, parmi ceux dont nous connaissons bien l'histoire, où l'élection paraît avoir tenu la plus grande place, est le peuple athénien. Il est bien entendu que les expressions « peuple athénien, » ou « citoyens d'Athènes, » ou << nation athénienne, » consacrées dans notre langue par l'usage, après avoir été empruntées à la langue antique, désignent exclusivement une très petite minorité parmi les êtres humains qui vivaient en société à Athènes. Seule cette minorité compte; tout le reste, même dans la société la plus démocratique de l'antiquité, n'est, par l'esclavage, qu'un bétail spécial. Or dans une société, plus on écarte d'hommes parmi ceux dont toutes les heures sont consacrées aux soins de l'existence matérielle, plus augmente dans le reste la proportion de ceux dont l'intelligence a pu se fortifier par l'étude et par l'observation du monde. Ceux-là surtout peuvent comprendre le mécanisme d'une societé, et savent ce qu'ils ont à espérer ou à craindre des gouvernants. Les citoyens d'Athènes, formant une élite dans la population, devaient donc, selon toute vraisemblance, bien mieux voir comment leur intérêt personnel était en jeu dans les élections politiques, que les paysans ou les ouvriers d'aujourd'hui ne peuvent le voir. En d'autres termes, l'intérêt personnel avait plus de prise sur les électeurs d'Athènes qu'il n'en a sur les nôtres.

Ajoutons que la societé dont nous parlons occupe un très petit espace. Si loin qu'elle puisse envoyer ses flottes et ses guerriers, si étendues que soient ses conquêtes, cette société reste concentrée dans les limites d'une ville, entourée d'un territoire restreint, et ce territoire chacun le connaît pour en avoir dès l'en

LES LOIS SOCIALES.

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fance foulé toutes les parcelles. S'agit-il d'élire un magistrat ou un capitaine? Tous les personnages sur lesquels peut porter le choix ont vécu dans la ville; ils sont connus de figure, on les a vus parler sur la place du marché, où se traitent toutes les affaires. Ainsi d'une part la cité et ses intérêts matériels, d'autre part les hommes pouvant servir ces intérêts, sont infiniment mieux connus de tous les électeurs, que les intérêts d'un grand pays et les candidats à la députation ne peuvent être connus des électeurs de notre temps.

pas.

Enfin, les rouages gouvernementaux sont très simples. La division des attributions n'existe pas comme chez nous. L'État n'est guère qu'une ville, l'armée ce sont les citoyens de cette ville quand ils prennent à la main une épée ou une lance. Les affaires si variées, traitées dans nos diverses administrations et nécessitant dans chacune d'elles une infinité de bureaux, d'archives, de règlements, un nombre immense de spécialistes, n'existent Personne parmi nous ne peut se vanter de connaître toute l'administration du pays; dix ministères s'en partagent les détails, et c'est un grand mérite pour un homme d'État, si, à une connaissance générale de cette administration, il joint la connaissance particulière des affaires spéciales à un seul de ces dix ministères. Mais ce que ne peut faire un homme d'État à notre époque, le grand nombre des citoyens d'Athènes le pouvait faire, parce que les institutions gouvernementales étaient beaucoup moins compliquées. Les simples citoyens pouvaient donc avec beaucoup plus de vraisemblance que chez nous, prétendre donner de bons avis sur la conduite des affaires publiques.

Ainsi, à Athènes, l'intérêt personnel devait agir sur les électeurs plus puissamment qu'il n'agit nulle part chez nous, et, de plus, ces électeurs étaient beaucoup mieux placés que les nôtres pour distinguer ce que commande l'intérêt personnel bien entendu.

Nous devrions donc trouver dans l'histoire d'Athènes d'excel

lents effets produits par cet ensemble de circonstances heureuses. Nous y trouvons, il est, vrai des citoyens beaucoup plus passionnés pour leurs droits électoraux que ne le sont nos compatriotes: ils s'occupaient des affaires publiques avec une ardeur extrême, ils passaient une grande partie de leur existence sur l'agora, à applaudir ou à couvrir de huées des orateurs divers, mais quelle direction donnèrent-ils à leur gouvernement?

Solon, leur principal législateur, un des sept sages de la Grèce, s'était proposé, si on en croit Plutarque, d'élever tout son édifice gouvernemental en le faisant reposer sur l'intérêt personnel des citoyens. Il connaissait leur ardeur, il connaissait leur intelligence; l'historien met dans sa bouche une phrase qui semble faite pour répondre aux questions que nous nous posons ici : « Je veux faire des lois, dit ce législateur, si conformes aux in«térêts des citoyens, qu'ils croiront eux-mêmes plus avantageux << de les maintenir que de les transgresser (1). » Eh bien, quelques bonnes raisons que put avoir Solon, il se trompa ; ses lois furent impuissantes dès leur naissance. Il put voir un politicien de l'époque, Pisistrate, s'adresser à sa manière à l'intérêt personnel, mettre de son côté quelques meneurs, et tirer alors, des institutions démocratiques qu'il ne cessait de proclamer inviolables, le pouvoir absolu pour lui-même. Sans doute les Athéniens n'eurent pas à se plaindre. Comme au temps de Périclès, la direction intelligente, donnée par un homme d'État habile à leur gouvernement, leur fit gagner, au moins pendant quelques années, de n'être pas déchirés par les factions; mais en dehors de ces périodes exceptionnelles, aussi souvent que les institutions nationales furent en pleine vigueur, c'est-à-dire quand les assemblées populaires furent maîtresses, le désordre ou l'anarchie régna dans la cité.

On m'a appris au collège qu'il fallait attribuer aux institu

(1) Vie de Solon, Trad. de Ricard.

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