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les ordres étaient réunis dans l'espace de quelques mètres. O peut croire que, depuis la veille, notre conversation n'avait pa d'autre sujet, et que chacun de nous avait raconté tout ce que, par circonstance, il avait été à même de voir de particulier. Les généraux de brigade et de division avaient transmis leurs rapports. Quel renseignement pouvait manquer?

Les officiers chargés d'écrire le rapport, le firent de leur mieux, mais quand il fut présenté au chef d'état-major, celui-ci se récria; il prétendit que les choses s'étaient passées fort différemment,... l'ennemi était alors en face et non à gauche... il avait été culbuté plutôt par tel corps que par tel autre... un mouvement, sur lequel n'insistait pas le rapport, avait décidé de la journée... Discussion respectueuse des officiers, mais conviction inébranlable de leur chef. Les rectifications furent faites à son gré, et le rapport, considérablement modifié, présenté à l'approbation du maréchal. Mais à peine celui-ci l'eut-il parcouru, qu'il le critiqua avec bien plus de vivacité encore ; à son gré, ni le chef d'état-major, ni les capitaines, n'avaient eu le souvenir exact des circonstances. Vous vous trompez absolument! s'écriait-il, le mouvement tournant a eu lieu beaucoup plus tard, je me rappelle parfaitement les ordres que j'ai donnés, et pourquoi je les ai donnés. Mais, disait celui à qui il s'adressait, c'est à moi que vous les avez donnés, je crois bien me les rappeler aussi. Bref, le projet, rectifié déjà une fois, fut rectifié une seconde fois, de telle sorte qu'il ne resta presque rien du rapport primitif. Qui pourrait prétendre aujourd'hui connaître la vérité, sur des points où elle était si incertaine le lendemain même de l'événement? J'ajouterai, que pour faire un rapport général sur la bataille, il a fallu plus tard à l'état-major général de l'armée, ajouter ici, rogner là dans tous les rapports partiels, afin de les pouvoir ajuster ensemble. Ainsi pour un fait qui n'a duré que quelques heures, où tout s'est passé en plein soleil, les documents en apparence les plus véridiques, écrits sans aucun esprit

de parti, par les hommes le mieux placés pour connaître la vérité, ne peuvent nous inspirer, quant aux détails, qu'une très médiocre confiance. Que sera-ce donc quand il s'agira d'événements politiques, où l'intrigue jouera son rôle, où tous les acteurs seront portés par la passion à présenter l'histoire d'une manière différente?

Voilà ce que valent les documents le plus rapprochés des événements; mais ce n'est pas encore l'histoire; plus tard seulement survient l'historien, qui rassemble un certain nombre de documents et, les fondant ensemble, présente au lecteur l'ensemble d'une période historique telle qu'il la voit lui-même ; mais son récit est encore bien plus loin de la vérité, que ne l'est chacun des documents où il puise ses informations. Il a omis nécessairement bien des détails, et ceux-là peut-être qu'il nous eût été le plus utile de connaître ; puis il n'a pas tout su, peutêtre enfin sa bonne foi est-elle égarée par sa passion. Ainsi s'explique que deux historiens animés d'une égale conviction, aient pu présenter sur la même époque, des récits d'où le lecteur tire des conclusions si diverses. Nous sommes bien près de la Révolution française; chaque année il paraît sur cette époque extraordinaire de nouveaux ouvrages; ils sont de plus en plus savants; mais que de contradictions dans les jugements qu'ils font faire à leurs lecteurs! Que sera-ce s'il s'agit de tirer la vérité des récits de périodes plus anciennes ! Et cependant, nier qu'il y ait un fonds de vérité dans les récits historiques, serait nier l'évidence; mais pour dégager de l'histoire ce qui peut en être dégagé de vérité, il ne suffit pas d'une vaste mémoire et de la connaissance de volumineux documents, il faut avant tout chez le lecteur, une sagacité qui lui fasse discerner dans les divers récits ce qui porte le cachet de la vérité.

Il résulte de là que l'histoire donne à la science sociale une base peu solide, tandis que l'étude des phénomènes matériels en donne une inébranlable à d'autres sciences. Dans celles-ci, une observation peut, à la vérité, amener divers savants à des

conclusions différentes, mais cette observation même, si elle a été bien faite, reste à l'état de fait positif, en dehors de la discussion. Dans l'histoire, au contraire, le fait même qui sert de fondement à un jugement n'est pas habituellement accepté par ceux dont le jugement est différent du nôtre, et l'on peut dire que la vérité absolue est au-dessus de nos efforts.

Pour une autre raison que celle de son imperfection même, l'histoire ne nous donne souvent que des enseignements erronés ou insuffisants. Je veux parler de l'ignorance de celui qui se livre à son étude. Un géologue qui n'aurait pas vu de ses yeux dans divers pays les superpositions de terrains, un botaniste qui n'aurait pas examiné des plantes, un chimiste qui n'aurait pas tenu dans ses mains les réactifs, n'auraient, chacun dans leur science, que des connaissances très superficielles, sinon de nombreux préjugés, quand même ils auraient appris dans beaucoup de livres. Sur ce point, tout le monde est d'accord; on admet sans discussion qu'il est nécessaire, pour l'étude de toutes les sciences physiques ou naturelles, de mettre, comme on dit, la main à la pâte. En peut-il être autrement pour la science historique? Est-elle de sa nature si simple et si claire, que, seule de toutes les sciences, elle puisse s'apprendre dans un livre? C'est insoutenable...

Mais, me dira un lecteur, votre raisonnement ne tend à << rien moins qu'à prouver, que moi, votre lecteur, je ne puis bien << comprendre l'histoire. S'il faut, à votre gré, avoir pris part à « des délibérations politiques, pour savoir ce qu'est la politique; << s'il faut avoir vu des barricades, pour savoir ce qu'est une effer<< vescence populaire; s'il faut avoir couché au bivouac, pour << savoir ce qu'est la guerre, qui, dorénavant, pourra lire avec « fruit l'histoire de France? >>

Ne voulant décourager personne, je me garderai de répondre à cette question, mais je puis dire qu'en faisant un retour sur moi-même, je trouve la justification des doutes que j'exprime :

je ne sais si je suis aujourd'hui à même de juger sainement de l'histoire, mais ce que je sais bien, c'est que ma manière de comprendre, non seulement le mouvement des passions humaines dans les événements politiques, mais la signification réelle des mots les plus usuels du langage historique, éloquence, influence, intrigue, État, politique... et de tant d'autres, s'est absolument modifiée, à la suite de dix années de travaux politiques. Alors seulement, ces mots ont pris pour moi une signification précise, et cependant je ne m'étais pas fait faute, dans mes classes comme depuis, de porter sérieusement des jugements sur toute espèce d'événements historiques. Je ne sentais pas mon ignorance, je ne l'ai sentie qu'à quarante ans, et alors seulement j'ai vu l'inanité de certaines idées que j'avais depuis l'âge de dixhuit ans, époque où je croyais fermement savoir, parce qu'il m'était arrivé d'être premier en histoire. Mes changements passés m'interdisent le droit de soutenir avec trop d'assurance mes opinions actuelles; mais ce que je crois pouvoir dire hardiment, c'est que la connaissance des hommes est encore plus utile pour comprendre l'histoire, que ne l'est l'histoire pour faire comprendre les hommes : assurément les savants qui connaissent les hommes uniquement par les livres, les connaissent aussi peu qu'un physicien connaîtrait la physique, s'il s'était borné dans sa vie à lire des récits d'expériences; bien des historiens, voire même des professeurs d'histoire, chargés par l'État d'éclairer les autres, sont condamnés, par leurs occupations mêmes qui les tiennent loin des agitations du monde, à vivre jusqu'à leur trépas dans l'ignorance la plus profonde des sujets qu'ils traitent, - faute d'expérience.

Oui (1), l'expérience, c'est-à-dire la connaissance d'un très

(1) Je regrette, pour la clarté de ces réflexions, de mettre ici en opposition : l'expérience et les expériences. Mais la langue qui donne un sens très différent au mot, selon qu'il est au singulier ou au pluriel, ne me permet pas de faire autrement. Faire des expériences, c'est recourir à l'expérimentation, chauffer des cornues ou

grand nombre de faits, tels que le cours naturel des événements les amène, connaissance acquise non par des récits ou des lectures contradictoires, mais par l'observation personnelle, sans intermédiaire, par suite la maturité de l'âge et la pratique des affaires, voilà la plus sûre voie d'investigation dans toute étude faite sur les sociétés humaines, et j'ajoute dans la plupart des études historiques.

L'expérience qui en parle aujourd'hui? Personne n'ose dire qu'elle est indispensable pour acquérir certaines connaissances, et des plus utiles. Ce serait presque une idée nouvelle, tant elle est démodée. Nos contemporains semblent croire que toutes les sciences peuvent être écrites, puis apprises par cœur, et par suite possédées par un jeune homme comme par tout autre ; et cependant aucun livre ne remplace l'expérience. C'est elle qui éclaire le mieux les actions des hommes; elle permet d'en pénétrer les mobiles bien plus sûrement que l'histoire, toujours incertaine en elle-même, toujours obscure pour l'homme qui n'a eu aucune pratique des affaires. En vain voudrait-on, pour s'en passer, copier les méthodes qui ont si bien servi les sciences physiques et naturelles; celles-ci peuvent recourir à l'expérimentation; l'expérimentation est inapplicable ici. Je crains pour notre génération, qu'en oubliant combien le jugement acquiert de rectitude par l'âge et le maniement des affaires, elle ne nous conduise à de funestes désordres. Croit-on donc pouvoir connaître l'humanité, comme on connaît l'optique, pour avoir suivi un cours et appris quelques pages d'imprimé? Serait-ce plus facile de former un homme d'État que de former un cocher? Il semble en vérité que ce soit l'opinion générale, car on demande bien plus d'expérience professionnelle à un cocher, avant de se laisser conduire

semer des pommes de terre; s'adresser à l'expérience, c'est consulter des souvenirs. L'expérience est la qualité de certains hommes qui se sont instruits par la vie. Les expériences ou l'expérimentation constituent un procédé d'investigation, usitė dans l'étude du monde matériel, et à la portée des jeunes comme des vieux.

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